Conversation avec mon prochain personnage

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Aujourd’hui, je fais enfin plus ample connaissance avec Justin ! Qui est Justin, demandez-vous ? Le héros d’une histoire qui m’habite depuis quelques temps, et qui tient pour l’instant en une phrase :
Justin, jeune chercheur prodige qui a isolé le gène de la peur et développé un médicament qui le désactive, déploie toute son énergie à convaincre les laboratoires pharmaceutiques de commercialiser son traitement, persuadé de tenir le remède à tous les maux de l’humanité ; mais il n’essuie que des refus et échappe de justesse à une tentative de meurtre, car il n’est pas dans l’intérêt des forces politico-financières que le peuple soit libéré du carcan de ses craintes.

J’observe Justin avec attention. Il est âgé d’une trentaine d’années, d’allure athlétique. Ses yeux gris sont emplis de détermination et de sérieux, contrastant avec un sourire franc, légèrement enfantin. Il travaille depuis sept ans à l’Institut Scripps, le renommé centre de recherche biomédicale implanté à San Diego.
J’entame maladroitement la conversation.
– Justin, afin d’écrire ton histoire, j’ai besoin de mieux te connaître. Il me faut notamment comprendre tes motivations pour développer une thérapie qui neutralise le gène de la peur.
– Je veux libérer les hommes du joug de la peur afin qu’ils soient enfin totalement libres !
– C’est une ambition très noble, mais… y a-t-il autre chose qui explique chez toi ce désir d’éradiquer la peur de l’éventail de nos émotions ?
Le jeune scientifique me scrute attentivement, mûrissant la réponse à apporter. Je l’encourage :
– Je sais, tu doutes qu’il soit raisonnable de dévoiler ta motivation plus intime. Cependant j’ai besoin de savoir, afin de rendre tes actions et réactions plausibles et logiques.
Après hésitation, Justin me confie l’histoire de sa mère : femme au foyer sous emprise d’un mari brutal, elle a subi toute sa vie coups et humiliations, n’osant ni se rebeller ni s’enfuir, terrorisée par les possibles conséquences d’un départ. Justin voue un amour sans borne pour cette mère qui s’est sacrifiée pour ses enfants.
– Ca n’apparaîtra pas dans le texte, n’est-ce pas ? demande-t-il après s’être mis à nu.
Je ne peux pas mentir à mon protagoniste.
– Il me faudra y faire référence. Mais promis, je ne mentionnerai que le nécessaire pour susciter l’empathie du lecteur.
Justin grimace et s’évapore.

Les heures suivantes, je tourne dans ma tête les arguments pour le convaincre. Certes, révéler le triste destin de sa mère implique exposer les blessures secrètes de Justin. Mais, outre servir le récit, cela peut aussi sensibiliser le lecteur à la cause des victimes de conjoints violents.
– Parler des femmes battues en cette époque marquée par l’évocation quasi quotidienne de féminicides dans les médias, ça donne l’air de surfer sur l’actualité ! objecte Justin, de retour dans mon cortex préfrontal.
– Bien sûr. Tout comme écrire sur les laboratoires pharmaceutiques alors que le monde est lancé dans une course aux vaccins contre le coronavirus. Donc on peut assumer le surf…
Conscient que je ne lâcherai pas sur ce point, Justin change de sujet.
– Ca va être un roman ? s’enquiert-il.
– C’est-à-dire qu’en ce moment j’écris plutôt des nouvelles d’une longueur de 6000 signes espaces compris.

Justin se rebelle : comment puis-je envisager une seule seconde de condenser sa vie en à peine 6000 signes ? Une âpre discussion s’ensuit, aboutissant sur la conclusion que ce récit sera une nouvelle longue, voire une novella. Parfois, l’auteur doit se soumettre aux caprices de ses personnages.
– Je cède sur le format, mais tu dois aussi m’aider. Explique-moi qui sont les forces antagonistes qui s’opposeront à ton projet.
Justin se mure dans le silence ; je fais fi de sa résistance.
– Bon, je vais les imaginer moi-même… Au début l’armée sera intéressée par tes travaux, rendre ses soldats insensibles à la peur étant probablement le rêve de tout état-major. Mais tu refuseras de limiter l’application de tes recherches au seul domaine militaire. Tu démarcheras les laboratoires pharmaceutiques afin d’ouvrir au plus grand nombre l’accès à cette thérapie, et l’armée n’appréciera pas.
Justin réplique que c’est un peu léger en termes de péripéties. Je souris en songeant que je l’ai fait critique et intelligent.
– Non, car tu gêneras aussi les laboratoires. Un peuple affranchi de ses angoisses est un peuple libéré de sa consommation d’anxiolytiques et autres psychotropes qui les enrichissent ; ils auront plus à perdre qu’à gagner à voir ton traitement commercialisé. Sans parler des forces politiques : un peuple qui n’a plus peur de l’autre – le migrant, le déchu de la société prêt à tout instant à s’attaquer au mieux nanti – n’est plus aussi facilement manipulable.
– Tous ces gens vont se liguer contre moi ? s’exclame Justin pris de panique.

Je n’ai pas le temps de trouver les mots pour le rassurer, soudain saisie de vertige face à l’ampleur de la tâche. Pour assurer la plausibilité de l’histoire, je vais devoir passer des heures à me documenter : sur les recherches passées et actuelles sur la peur et son traitement ; sur l’armée, les laboratoires pharmaceutiques, et même les hautes sphères politico-financières. Lire sans relâche pour appuyer le récit sur des faits réels, mais aussi pour m’imprégner de l’atmosphère, de la manière de parler et d’agir de chaque personnage.

Je me ressaisis et promets à Justin que je ne laisserai personne lui faire de mal. Je le préviens aussi que nous allons passer beaucoup de temps ensemble dans les prochaines semaines. Je l’emmènerai partout avec moi, même au travail pendant les réunions interminables, sur mon vélo ou sous ma douche. Je lui propose le début de notre histoire :
– Le récit peut s’ouvrir sur la phase de test du vaccin, l’inoculation de volontaires avec le vecteur de la thérapie génique, suivie d’une confrontation avec la source de leur plus grande peur.
– Comme dans 1984 de Orwell, lorsque Winston est mis en présence avec sa phobie, les rats ! s’exclame Justin.
Pas de doute, nous sommes bien lancés.

3 Comments

  1. MONIQUE BEY

    Un sacré défi !!! Ne plus avoir peur, cela me parle beaucoup, il y a de nombreux moments de ma vie où j’aurai voulu que ce gène ne soit pas si présent !!! De nombreuses recherches et réflexions en cours !!! Toujours aussi impressionnée par les thèmes que tu traites et « Fan » de tes publications.

  2. Mijo (Marie-Josée)

    La peur, ennemie de toutes nos entreprises, obstacle de tous nos pas pour avancer, castratrice de nos audaces créatrices, bref la chienlit. La peur mène le monde, le seul bouclier l’amour. C’est pas gagné hein:)

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