La Coena Cypriani, obsession mortelle

Source photo: Blog of the Catalogue of St. Elisabeth Convent

– Marie, ma chérie, je t’en supplie : arrêtons tout maintenant.
La jeune femme, appliquée à dissoudre un morceau de sucre dans son bol de café, leva les yeux sur son mari. Elle l’observa gravement, et son visage se crispa imperceptiblement.
– Arrêter maintenant ? Hors de question ! Je n’arrêterai que lorsque quand je les aurai tous eus ! répondit-elle avec détermination.

Paul Prévaud poussa un long soupir. Il était si las. Il ne reconnaissait plus son épouse, l’étudiante brillante et solaire rencontrée dix ans auparavant sur les bancs de la Sorbonne, en DEA d’histoire spécialité Mondes Antiques. Certes, déjà à l’époque, Paul avait senti une grande fragilité chez Marie : les crises d’angoisses à la veille de chaque examen important, suivies d’une euphorie sans borne une fois l’épreuve passée. Mais il avait su l’apaiser. Et, grâce à son intelligence et sa détermination, la jeune femme avait décroché son doctorat avec les félicitations du jury, puis un poste de Maîtresse de conférences à Paris. Tout ça pour en arriver là…

– Comment sauras-tu que tu les as tous eus ? demanda Paul avec douceur.
– Très simple : le jour où plus aucun ne répondra à l’annonce !
– Et si ce jour n’arrive jamais ?
– Dans ce cas, je continuerai à mener ma mission, répliqua Marie.
– Tu en es tout de même déjà à cinq personnes, souffla-t-il.

Cinq morts, et cette après-midi sûrement six. Tous des universitaires, qui avaient eu le tort de répondre à une fausse petite annonce placée sur eBay par Marie, dans laquelle elle prétendait vouloir vendre un manuscrit antique : la Coena Cypriani.
Paul tenta à nouveau de faire entendre raison à sa femme, arguant que réagir à une annonce n’impliquait pas que ces savants aient vraiment eu l’intention de se procurer un livre précieux de manière frauduleuse. Marie éclata de rire.
– Mon chéri, tu es si naïf ! Les facultés pullulent de professeurs corrompus ! Nos grands spécialistes du Moyen-Orient ? Parties prenantes, que dis-je, commanditaires, dans le trafic d’antiquités d’Irak et de Syrie ! Et, surtout, n’oublions pas ce salopard de Guichard ! Tout était déjà dit dans Coena Cypriani… Guichard, c’est Joël ! Et Achar, c’est moi ! s’exclama-t-elle les yeux fiévreux de rage.

Guichard… S’il était un seul homme qui aux yeux de Paul méritait la mort, c’était lui. Il l’aurait tué même de ses propres mains, si cela avait pu éviter tous les autres. Ce vieux professeur autoritaire et misogyne dirigeait le laboratoire de recherches où Marie avait travaillé un an. Il n’avait jamais manqué une occasion de la rabaisser, tout en s’assurant de cueillir les lauriers du dur labeur de sa subordonnée. Surtout, il avait accusé la jeune femme du vol d’un ouvrage ancien, mystérieusement disparu de la Réserve des livres rares. Marie avait nié avec véhémence ; bien qu’aucune preuve n’ait pu être apportée contre elle, son contrat n’avait pas été renouvelé. Et aucun de ses collègues n’avait bougé pour prendre sa défense.

Suite à cette mise à l’index injustifiée, la jeune femme avait tout d’abord sombré dans la dépression. Puis dans la paranoïa. Sa vie ne faisant plus sens, elle s’était mise à en chercher dans les vieux écrits, les seuls compagnons qui lui restaient à part Paul, qui était quant à lui totalement démuni face à la détresse de son épouse. La lecture de la Coena Cypriani avait été pour Marie une révélation. Ce texte décrivait un banquet organisé par le roi Joël, qui y avaient été conviés les personnages principaux de la Bible. Les invités jouissaient du festin, se laissaient porter par l’ivresse, jusqu’à ce que la joyeuse fête soit gâchée par le vol de biens de valeur appartenant au roi. Les convives furent soumis à la torture. Bien que tous également coupables, ils rejetèrent la faute sur Achar, qui fut condamné à mort par Joël, puis tué et enterré par l’assemblée. Le parallèle avec son destin ne faisait aucun doute pour Marie : elle était Achar, Guichard était Joël, les universitaires malhonnêtes les autres convives de l’agape meurtrière.

La Coena Cypriani étant l’allégorie de sa propre vie, Marie décida d’en faire l’instrument de sa vengeance. Représailles dirigées contre tous les chercheurs et autres érudits véreux, qu’elle appâtait en leur faisant miroiter la possibilité de se procurer un manuscrit original du texte antique. Au fil de leurs échanges par messagerie, elle jaugeait leur corruptibilité, et ceux qui allaient jusqu’au rendez-vous pour voir, et éventuellement acheter, les précieux feuillets, signaient leur arrêt de mort. Marie se rendait alors chez eux, détournait leur attention et saupoudrait dans différents recoins de leurs bureaux de la ricine, poison aussi indétectable que fulgurant. Elle prétextait ensuite un malaise pour s’éclipser, promettant de revenir le lendemain, repartant avec sa sacoche qui était de toute façon vide de tout manuscrit. En moins de douze heures, les candidats-acquéreurs passaient de vie à trépas.

– Il faut que je vérifie s’il me reste assez de ricine pour celui d’aujourd’hui ! s’exclama Marie.
– J’ai regardé hier, il y en a plus qu’assez, la rassura Paul.
– Parfait ! Voyons voir, il habite à Toulouse celui-là, je crois… continua-t-elle en saisissant son téléphone.
– Mon amour, pour la dernière fois, tu n’es pas obligée d’y aller, il est encore temps de tout arrêter, supplia-t-il.
– Tu n’as donc rien compris ! explosa-t-elle. Je n’arrêterai pas tant que je n’aurai pas eu le dernier des corrompus ! Guichard compris !
Paul s’inclina devant la détermination de sa femme.
– Si, je comprends, excuse-moi ma chérie, tenta-t-il de l’apaiser
Marie se détendit imperceptiblement.
– Bois plutôt ton café, avant qu’il n’ait complètement refroidi. Tu veux que je te fasse une autre tartine ?

Marie saisit son bol qu’elle but d’un trait. Les yeux de Paul, maintenant brillants, ne la lâchaient plus. Il espérait que la quantité de ricine versée dans le breuvage suffirait à enfin faire cesser cette folie. Il en restait même probablement assez pour lui. Pour le lendemain, peut-être.

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