Incident de création

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– Tu m’as l’air contrarié, qu’est-ce qui ne va pas ? demande Asherah en servant sa ration vespérale d’ambroisie à son divin époux.
– Ah, soupire Dieu. Aujourd’hui j’ai refait un bilan de la Création.
– Juste ciel ! 10.000 années se sont déjà écoulées depuis la dernière fois où tu as fait le point ? Le temps passe à une vitesse incroyable, j’ai l’impression que c’était hier ! s’exclame-t-elle.
– En effet, marmonne le démiurge, peu enclin à s’étendre sur le sujet.
– Dis m’en plus, Yahweh chéri, tu sais à quel point j’aime écouter tes comptes-rendus de la myriade écoulée, minaude sa femme.
– Je ne suis pas sûr que tu aies envie d’entendre celui-ci, souffle le Créateur.
– Mais si ! D’autant plus que cet exercice semble t’avoir chagriné. Raconte, ça te fera du bien, l’encourage Asherah, fine psychologue.
– Je crains d’avoir commis une grosse erreur avec l’homme, avoue-t-il, dépité.
– L’homme ? C’est lequel déjà ? s’enquiert l’épouse, qui s’y perd dans la flopée de créatures auxquelles son mari a donné la vie.
– Eh bien, l’homme… L’esclave du chat, quoi ! rappelle Dieu à sa moitié.
– Ah oui, ça me revient ! Une de tes dernières créations, non ? Celui qui est persuadé d’avoir été fait à ton image ? glousse-elle en grattant son huitième œil à l’aide de son appendice caudal, en signe d’amusement.
– Voilà, l’homme, confirme Yahweh d’une voix lugubre.
– Mais le chat est extrêmement satisfait des soins prodigués par ce sous-primate, bipède et glabre de surcroît ! s’enthousiasme Asherah, ébouriffant au passage l’opulente toison de son cher et tendre.
– Certes, admet Dieu, le félin, paresseux et obnubilé par son confort, est ravi d’avoir un esclave personnel à ses petits soins. Malheureusement, j’ai bien peur que le reste de la Création ne s’en porte pas mieux.
– Je n’y comprends rien, explique-moi ! l’exhorte Asherah tout en versant une seconde rasade d’ambroisie dans la coupe déjà vidée par son époux.
– Comme tu le sais, j’ai doté l’humain d’intelligence, d’adresse et d’obstination, afin qu’il prenne à cœur le bien-être du mistigri. Je l’ai aussi laissé dans l’ignorance quant à sa véritable raison d’être, rappelle Yahweh.
– Ah, ça, tu l’as jouée très fine ! Notamment en lui servant une mythologie bien ficelée. Oh là là, cette invraisemblable histoire d’Adam, qui aurait été fait à ton image, et d’Eve sortant de sa côte ! s’esclaffe la divine épouse en gonflant et dégonflant son ventricule latéral.
– Oui, mais l’homme y a vraiment cru ! se lamente Dieu.
– Je ne vois toujours pas où est le problème, répond Asherah, reprenant avec peine son sérieux.
– Moi non plus, je n’ai pas vu venir les complications que pourrait générer le caractère de l’humain… Si j’avais su… Du fait de son ingéniosité et de son ambition, il a édifié toute une civilisation basée sur l’invention, la production et la consommation intensive. L’homme a ainsi fabriqué des millions d’objets, dont certains indispensables au contentement du chat…
– Arrête de tourner autour du pot et viens-en au fait, insiste Asherah face à la réticence de son mari à détailler l’étendue des dégâts.
– Ne me demande pas pourquoi, mais pour pouvoir produire ou se procurer tout cela, l’homme a aussi inventé des choses telles que l’argent et le travail. Avec cela sont venus le pouvoir, la convoitise, et surtout la mégalomanie.
– Et ? questionne-t-elle une pointe d’angoisse dans la voix.
– Et bien, sapiens s’est mis en tête qu’il était là pour régner sur Terre, lâche Yahweh avec lassitude.
– Oh, mon Dieu ! s’exclame Asherah en rabattant ses oreilles sur ses côtes.
– Voilà, tu commences à saisir la magnitude du désastre. Aveuglé par son sentiment de toute-puissance, l’homme a passé les derniers siècles à décimer tout ce qui bouge, et même ce qui ne bouge pas. La moitié des écosystèmes naturels ont disparu et un million d’espèces sont menacées d’extinction ! La planète est en surchauffe. Et ce crétin d’humain se rend parfaitement compte de ce qu’il est en train de faire : il se bourre le crâne de grands mots comme le changement climatique ou les écocides, tout en continuant à détruire à tout-va. Aucun respect pour ma Création ! Ca ne peut plus durer ! explose le démiurge.
– Yahweh chéri, je suis navrée… Mais tu es le Dieu tout puissant, et je sais que tu vas trouver un remède à cette catastrophe ! le rassure Asherah.
– J’ai en effet réfléchi aux solutions possibles, concède-t-il.
– Lesquelles ? Dis-m’en plus ! supplie-t-elle.
– La première option est l’autodestruction. Car, non contents de s’attaquer à tout ce qui les entoure, les hommes s’entretuent aussi. Parfois à grande échelle : ils ont inventé un truc inimaginable, qu’ils appellent la guerre. Et le pire : la plupart du temps ils le font en mon nom, ajoute Yahweh avec gravité.
– Quelle plaie ! Il faut vraiment que sapiens se calme. L’autodestruction, ça ne me plaît pas trop… A moins que cela soit le moyen le plus rapide. Cela peut aller vite ? demande la divine épouse.
– J’en doute… Les humains se reproduisent aussi très vite, bien plus vite qu’ils ne se trucident les uns les autres, soupire le créateur.
– Ca va prendre trop de temps ! Quelle autre solution as-tu envisagée ?
– La maladie. J’ai d’ailleurs sous le coude un virus à couronne…
– Je t’arrête tout de suite ! Combattre le chaos par le chaos n’apportera rien de bon. Ne peux-tu pas imaginer autre chose ? Un subterfuge pour rendre l’homme bon et sensé ?
– L’homme bon et sensé ? bafouille Yahweh.
– Mon chéri, tu es trop ébranlé pour prendre une décision constructive. Prends un peu de recul et jure-moi de ne rien faire avant demain ! implore Asherah.
– Tu as raison, ma biche, la nuit porte conseil. Je vais dormir là-dessus, promet Dieu, tout en se gardant bien de lui confesser qu’il souffre aussi depuis peu d’insomnie.