Fabricants d’histoires

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Il bruine sur Paris ce matin de novembre et la rue Pajol est sinistre. En entrant dans le bureau de traduction Tamil Center, le commissaire Léger est frappé par le côté spartiate des lieux : deux petites tables en bois, quelques chaises en plastique, d’antiques ordinateurs. Dans l’arrière-boutique, un lit une place et un modeste coin cuisine. Le propriétaire, Kumar Hoole, gît sur le matelas, le visage tellement tuméfié qu’il en a perdu toute apparence humaine. Visiblement battu à mort.
Un collègue interroge déjà l’employé de Kumar, qui a découvert le corps. Léger décide d’aller en faire de même avec les voisins. Même après 15 ans de métier, l’hémoglobine dès huit heures, ça n’est toujours pas son truc.

Personne n’a rien vu, rien entendu, sauf le locataire du premier, qui est videur dans une boîte de nuit.
– Y avait du grabuge en bas quand je suis rentré du boulot à cinq heures ce matin, révèle Grégory Kemel.
– Vous avez entendu quoi exactement ?
– J’sais pas, ça baragouinait. J’ai gueulé un coup depuis la rue puis un type est sorti en courant.
– Vous pourriez me décrire cet homme ?
– J’dirais dans les 1 mètre 60, 1 mètre 65, assez maigre… Mais il faisait sombre.
– Et vous n’êtes pas allé voir à l’intérieur ce qu’il s’était passé ?
– Non, j’étais claqué, j’avais qu’une envie : me pieuter.
Le commissaire laisse sa carte à son interlocuteur, au cas où un détail lui reviendrait.

Le lendemain, il est réveillé aux aurores par un appel de Kemel. En rentrant chez lui après le travail, il a surpris un visiteur nocturne dans le Tamil Center. Le videur aux gros bras est parvenu à maîtriser l’intrus, qui ressemble diablement à celui de la nuit précédente. Les policiers n’ont plus qu’à passer le cueillir.

Léger fixe le petit homme sec qui lui fait face, tête basse, dans la salle d’interrogatoire. D’après les papiers trouvés sur lui, Sujan Rasiah est un demandeur d’asile d’origine Sri-Lankaise. Il ne parle ni français ni anglais, et il a fallu dénicher un interprète au pied levé.
– Que vous faisiez dans le Tamil Center ? interroge le commissaire.
Sujan reste mutique.
– Où étiez-vous dans la nuit de lundi à mardi, à cinq heures du matin ? poursuit le policier.
Le suspect bredouille.
– Il était chez lui, il dormait, traduit l’interprète.
– Quelqu’un peut le confirmer ?
– Non, il était seul.
– C’est ennuyeux qu’il ne puisse pas prouver qu’il n’était pas chez Kumar Hoole la nuit où celui-ci a été assassiné… remarque Léger.
Sujan écarquille les yeux et bafouille une réponse.
– Il dit qu’il n’a tué personne, explique l’interprète.
– Dans ce cas que faisait-il dans le Tamil Center ce matin ? insiste Léger.
L’interprète et Sujan tiennent un long conciliabule, à l’issue duquel ce dernier secoue la tête puis se mure dans le silence.
– Il est innocent, c’est tout ce qu’il peut dire, s’excuse l’interprète.
Le policier soupire et renvoie tout le monde.

Le jour suivant, une frêle jeune femme blonde se présente au commissariat, attestant avoir des informations sur le meurtre de la rue Pajol.
– Je suis Christelle Perrier, bénévole au sein de l’association AME, Aide aux Migrants et Exilés. J’accompagne Sujan Rasiah pour sa procédure de demande d’asile.
Léger l’invite à s’asseoir.
– Je suis persuadée qu’il n’a pas tué Kumar.
– Le contraire m’aurait étonné, réplique Léger.
– Savez-vous qui était vraiment Kumar Hoole ?
Le commissaire se redresse dans son siège et invite la bénévole à poursuivre. Celle-ci explique que Hoole n’était pas qu’un simple traducteur : il était avant tout un “master”, un vendeur d’histoires. Lorsqu’ils arrivent en France, la majorité des migrants Sri-Lankais ne comprennent ni la langue, ni le système d’asile. Pour booster leurs chances d’obtenir le statut de réfugié, beaucoup font donc appel à un master, qui pour 200 euros fabrique un récit de vie fictif, bien brodé, que le demandeur d’asile inclut dans son dossier.
– Et Sujan a eu recours aux services de Kumar ? interroge Léger
– Oui.
– Je vois là un excellent mobile : Sujan n’a pas aimé la manière dont Kumar a tourné son histoire, ou bien il n’avait pas les moyens de le payer.
– Pourquoi Sujan serait-il retourné sur le lieu du crime ? objecte la bénévole.
– Pour effacer les traces laissées derrière lui lors de sa fuite précipitée.
– Je n’y crois pas, répond-elle fermement.
Christelle Perrier révèle que le dossier de Sujan devait être examiné par la Cour nationale de demande d’asile la semaine suivante. Elle pense que Sujan s’est rendu chez Kumar pour récupérer son récit de vie et pouvoir le soumettre à la Cour dans les temps.
– Sujan pouvait très bien nous dire tout cela hier, fait remarquer le commissaire.
– Et avouer qu’il s’est payé les services d’un vendeur d’histoires ? Il avait probablement trop peur de voir ses espoirs d’obtenir l’asile réduits à néant, conclut la bénévole.

Léger poursuit son enquête, pas à pas, indice par indice. La fouille des ordinateurs du Tamil Center confirme les propos de Christelle Perrier : en plus des traductions d’extraits de naissance et autres certificats de mariage, les policiers y découvrent des centaines de courtes biographies, destinées à des demandes d’asile. Le commissaire est en train de lire celle de Sujan lorsque son lieutenant entre dans la pièce.
– Dis donc, je viens de parler avec l’employeur de Kemel, et figure-toi que celui-ci n’a pas travaillé la nuit du meurtre.
Léger repense aux derniers mots de la bénévole juste avant qu’elle ne quitte son bureau : les masters étant un élément essentiel de la diaspora Sri-Lankaise, elle n’imaginait pas un membre de cette communauté assassiner Kumar.
– Pourquoi il nous a menti, le videur ? Tu me trouves tout ce que tu peux sur lui ! ordonne Léger.

Non seulement Grégory Kemel semble toujours être au bon endroit au bon moment, mais sa vie est un livre ouvert. La visite de son profil Facebook ne laisse aucun doute sur ses sympathies : Paris Vox et compagnie. Ça doit chaud pour un facho de tolérer un voisin qui facilite la migration de ses compatriotes… Léger a maintenant quelques questions à lui poser.

10 Comments

  1. Valérie Bey

    Salut Mel ! Merci 🙂 Oui, j’aime bien écrire des polars, un parfait « décor » pour mettre en avant des problématiques de société. Et construire une intrigue qui se tienne en si peu d’espace est un petit challenge bien sympa.
    Oui, les vendeurs d’histoires existent bel et bien. Si tu veux approfondir le sujet, je te conseille cet article de Slate: http://www.slate.fr/story/117391/vendeurs-histoires-migrants.
    S’ajoute à ce business des dynamiques assez incroyables, comme des interprètes Erythréens à la solde du gouvernement d’Asmara qui sabotent des demandes d’asile en enlevant des portions du récit de vie, ou bien des interprètes Ethiopiens en tigrigna privilégiant par intérêt politique leurs compatriotes au détriment d’Erythréens. Bref, un peu désespérant tout ça…

  2. Mélanie

    Merci beaucoup pour l’article, très intéressant. La demande d’asile, voilà tout un pan de la vie des réfugiés qui ne m’est pas familier. Tu as du voir le film Dheepan mentionné dans l’article? Il est très beau.

    • Valérie Bey

      De rien 🙂 Oui, les dédales de la procédure de demande d’asile sont souvent plus que tortueux. J’en connais des morceaux (surtout ici) mais pas tout non plus. Cet article m’avais du coup marquée quand je l’avais lu.
      Bien sûr que j’ai vu le film Dheepan, la première fois j’étais d’ailleurs avec toi (et Amélie aussi je crois ?). Projection organisée par le Filmhuis, avec un débat après… Je sais, ça remonte (il y a 5 ans !). Très beau film en effet, aussi sur le plan esthétique (notamment les jeux de lumière…). Il est vrai cependant que c’est plus un film sur la problématique des banlieues que sur les réfugiés (même si ces réfugiés souffrent de la violence dans le quartier où ils atterrissent).

  3. MONIQUE BEY

    Un polar qui accroche le lecteur, je ne savais pas que les vendeurs d’histoires existaient. J’ai lu l’article c’est tellement dur d’être obligé de suivre ce chemin qui n’aboutit pas forcément comme prévu et qui peut déboucher sur des situations dramatiques !!!

  4. mijoroy

    Cooki Valérie, fidèle à tes nouvelles qui dénoncent des faits de société dont on parle peu, inconnus du grand public, tu nous livres ici encore une facette de ce qui se joue sous le manteau. C’est vraiment ta marque. Tu es la voix des sans voix. Ceux qui jouent leur vie pour un asile. Te lire permet de prendre du recul par rapport à notre confort sécuritaire de nos vies sans accro. Pour moi c’est cela le but ultime de celui qui écrit. Raconter, mettre au grand jour les méandres administratives, sociales, politiques de ceux qui n’ont que leur courage comme richesse.

    • Valérie Bey

      Bonsoir Mijo ! Merci pour ton passage et ton gentil commentaire. Et il y aurait encore tellement à dire sur tous ces méandres auxquels sont confrontés ceux qui, comme tu l’écris si bien, « n’ont que leur courage comme richesse ». C’est une ancienne nouvelle que j’ai remaniée, sans trop toucher à la trame, mais en peaufinant ça et là.
      Belle soirée à toi.

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