Gemmes d’histoires

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Je devais avoir sept ou huit ans la première fois que je suis descendue à la mine. Innocence enfantine ! Je m’y étais alors rendue avec insouciance, avec enthousiasme même. J’en avais remonté les matériaux bruts, que j’avais ensuite taillés en pierres précieuses : des poèmes, partagés avec mes parents, mes camarades, mon institutrice. Puis la peur et le doute m’avaient tétanisée. Je retournais bien de temps à autre au fond et en rapportais quelques gemmes. Mais je me contentais de les conserver dans des boîtes, sans les travailler, et finissais par les oublier dans un tiroir.

Il y a quelques années, l’appel de la mine s’est refait insistant. Il s’y trouvait tant de trésors inexploités ! Mais cela semblait si compliqué : comment être à la fois mineuse et lapidaire ? Je ne maîtrisais pas les gestes techniques, manquais de pratique. Sous l’impulsion d’un irrésistible besoin de création, je me suis finalement mise en apprentissage auprès d’artisans expérimentés.

Je taille maintenant régulièrement des histoires, le plus souvent sur commande. En quête de matière première, je me lance à chaque fois dans une excursion souterraine à l’issue incertaine. Il est des jours où la prospection est simple et exaltante : des puits de lumière diffusent une douce clarté, les joyaux en devenir affleurent. J’ai le choix entre plusieurs, ramasse le plus prometteur et remonte vite à la surface pour la suite du travail. A d’autres moments, l’abîme n’est que ténèbres et froid glacial ; je m’égare pendant des heures dans un labyrinthe de boyaux, cherche en vain un minerai introuvable, reviens de cette expédition grelottante et frustrée. Une seule chose est sûre : aucune descente n’est la même, et je ne sais jamais à l’avance ce que je vais récolter.

Je peine encore à m’orienter dans ces profondeurs. Alors j’essaie d’en établir une cartographie. Tout en bas, trois galeries principales s’ouvrent devant moi. La première renferme les concrétions issues de ma vie. Si certains cristaux sont en cours de formation, beaucoup sont déjà passés au travers du tamis des souvenirs : réminiscences de situations et expériences, impressions laissées par des personnes. La deuxième est alimentée par le monde extérieur : livres et articles, films, morceaux de musique, bijoux d’autres artisans qui m’inspirent de nouvelles créations. Enfin, le troisième passage, est nourri par mes rêves et toutes les manifestations de l’inconscient ; son entrée est obturée par une imposante porte, pour laquelle je cherche encore la clef. Chacun de ces conduits se ramifie en une infinité de tunnels, certains interconnectés, beaucoup sans fond, qui vont en ce rétrécissant à mesure que j’avance. L’air de nombreux boyaux est vicié, presque irrespirable ; je m’y rends le moins possible, sans pouvoir pour autant complètement les éviter. Quand je m’aventure dans une nouvelle tranchée, j’appose des marques sur les parois, tire le fil d’Ariane, préparant ainsi le terrain pour pouvoir m’enfoncer un peu plus loin la prochaine fois. Cela ne m’empêche aucunement de me perdre.

Il y a peu, je suis descendue dans le gouffre pour l’écriture d’une nouvelle-portrait. J’ai naturellement prospecté dans les tunnels de mes rencontres, appâtée par la perspective de ne pas avoir à creuser profondément, d’user d’un piolet ou même d’explosifs pour extraire la précieuse matière. J’ai gratté un peu le sol, en ai retiré la gemme « Daniel », que j’ai longuement soupesée, tournée et retournée dans mes mains. Sur la surface non encore dépolie affleuraient son allure, son parcours, ses rêves, ses paroles et ses silences. J’ai senti tenir là une histoire en devenir, l’ai glissée dans ma poche et suis remontée.

Au fond du puits, il n’est pas toujours aisé de distinguer un diamant brut d’un bout de charbon. Ce n’est souvent qu’au moment de la taille que la qualité du minerai devient évidente. Tout d’abord je m’attelle à donner une forme au caillou non dégrossi : dégager un thème, une trame narrative, des personnages, des lieux, des actions, des paroles échangées. Puis je travaille sur chaque tranche une multitude de facettes. Ainsi, pour un personnage, je vais sculpter son physique, son caractère et sa psychologie, sa façon de parler, ses doutes, ses rêves, ses actions. Un labeur minutieux et de longue haleine, dont le seul but est de faire briller la gemme de mille feux. Cela demande aussi de faire des choix, de ne pas toucher certaines surfaces afin que les autres puissent scintiller de plus belle. Je ne suis pas encore assez bonne lapidaire pour tirer des étincelles de n’importe quelle pierre. J’ai quelques objets de pacotille à mon actif et des produits non finis abandonnés dans des casiers.

Trouver sans effort le cristal originel ne garantit pas pour autant un labeur facile par la suite. L’histoire de Daniel me l’a cruellement rappelé. Tous les gaz asphyxiants ne s’étaient pas échappés sous terre ; ceux qui étaient restés prisonniers de ce gros caillou m’ont sauté au visage dès les premières découpes. Le souffle court, j’ai peiné à ébaucher ce diamant brut, lui donner la forme voulue et le mettre en valeur. Le façonnage de certains cabochons ne se passe pas sans inconfort. Ni sans douleur : un instant d’inattention et je peux me blesser voire, pire, écorcher quelqu’un d’autre. Il arrive que, la tâche achevée, je distingue mon propre reflet dans les facettes juste polies. Le joyau est alors aussi miroir.

Comme toute pierre précieuse, une histoire doit être habillée d’un bel écrin : un titre qui donne envie de plonger les yeux dans ses éclats mystérieux. Une fois le lecteur captivé, une gemme taillée avec adresse et enveloppée de la meilleure lumière peut faire naître chez lui d’intenses émotions, le faire vibrer et l’éblouir.

5 Comments

  1. Mijo (Marie-Josée)

    Jolie métaphore que celle d’un spéléologue qui fait des descentes dans les profondeurs de ma terre pour en ressortir des pépites brutes qu’il lui faudra polir, affiner, tailler pour qu’étincelle la gemme. C’est en fait le même protocole de recherche qu’entreprend celui qui veut écrire pour raconter une histoire. Bravo, bravo belle imagination. Un gros travail de recherche sur le vocabulaire du lapidaire. Les émotions sont menées toujours en parallèle entre les deux métiers, le lecteur oscille de l’un à l’autre. Quelle jolie plongée.

    • Valérie Bey

      Bonsoir Mijo. Oui, on a sûrement tous / toutes nos propres métaphores de l’écriture. Je serais curieuse de savoir quelle est la tienne… Tu as déjà sur ton blog celle du funambule sur le fil de l’écriture. J’imagine bien aussi quelque chose lié à la cuisine pour toi (ça pourrait me correspondre aussi 🙂 )
      La descente à la mine est pour moi très parlante car écrire n’est pas toujours facile, et l’inspiration reste quelque chose de mystérieux. Même lorsque l’idée est là, lui donner forme est un long et minutieux travail. Souvent mot à mot, un vrai travail d’orfèvre !

    • Valérie Bey

      Merci beaucoup Mel 🙂 J’apprends encore beaucoup à chaque texte écrit. Et je deviens de plus en plus exigeante. Donc le doute n’est pas prêt de disparaître. Et c’est probablement tant mieux !

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