Une vie en attente

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La dernière fois que Daniel a serré Hana dans ses bras, c’était il y a trois ans. Ils voulaient quitter l’Erythrée ensemble, mais n’étaient pas parvenus à réunir l’argent nécessaire à deux départs. Il avait promis à sa femme de la faire venir dès que possible. Depuis, il l’appelle régulièrement, quand il peut, lui parle de leur vie quand elle sera enfin ici.

L’odyssée de Daniel l’a mené aux Pays-Bas où, lui avait-on dit, les demandes d’asile sont traitées rapidement. Mais la procédure de regroupement familial est longue et complexe. Saskia, une bénévole dans une association d’aide aux réfugiés, l’assiste dans ses démarches. Daniel aime bien Saskia. Au lieu des interrogations, de la suspicion, voire de la peur qu’il ressent d’habitude chez les gens, elle l’a accueilli avec un sourire dès leur première rencontre. Il n’a pas eu à expliquer pourquoi il a fui son pays ; elle sait le régime toujours plus autoritaire, l’absence de liberté, la conscription à durée indéterminée à 18 ans, lot de tous les jeunes de la nation.

C’est au début de leur service militaire que Daniel avait rencontré Hana. Il était immédiatement tombé sous le charme de ses grands yeux rieurs, de son sourire un peu timide. Ils se voyaient en cachette le soir derrière le baraquement sud, et s’étaient mariés l’année suivante. Plus tard, toujours affectés dans des casernes différentes, leur union avait été rythmée par les permissions. La même intermittence qui avait bercé sa propre enfance. A sa naissance, ses parents étaient tous deux engagés au sein du Front Populaire de Libération Erythréen et combattaient l’ennemi Ethiopien. Ils l’avaient laissé en garde dans une sorte de crèche, avec d’autres enfants de soldats. Il y avait passé les sept premières années de sa vie. Sa mère, qu’il idolâtrait, venait le voir de temps en temps. A l’indépendance, ses parents démobilisés, ils avaient dû apprendre à vivre ensemble comme une famille. Quand sa femme sera ici, il leur faudra aussi s’habituer. Daniel le sait. Il n’attend que cela.

L’attente, il est désormais englué dedans. Les souvenirs aussi. De Hana, de sa famille et amis restés là-bas, des interminables parties de football de son adolescence. Il était doué, et à 16 ans il ambitionnait d’intégrer le Red Sea Football Club. Mais l’enrôlement dans l’armée, puis une double fracture ouverte du tibia, avaient eu raison de ce rêve.

L’accident. Daniel n’aime pas y repenser, mais sa mémoire ne manque jamais de recracher cet épisode. Une vague histoire de sac de farine volé. Un officier furieux qui cherche à tout prix un coupable. Qui accuse Daniel et lui brise la jambe à coups de bâton. Cela avait été l’élément déclencheur pour le jeune homme, pourtant rendu passif et obéissant par huit années d’enrégimentement : à son rétablissement, il allait fuir. Pas juste la garnison, mais le pays, et être libre, enfin.

Daniel a aujourd’hui rendez-vous avec Saskia. Il la suit en boitillant dans l’étroit couloir qui mène à son bureau, installe son grand corps maigre dans la chaise qu’il avance sans bruit. Il pose sur la table la lettre reçue deux jours plus tôt : une missive à l’en-tête intimidant, dans une langue qu’il ne comprend pas.
‑ Hana est convoquée dans un mois pour un entretien à l’ambassade des Pays-Bas à Khartoum, annonce la bénévole après avoir parcouru le courrier des services de l’immigration.
‑ Pourquoi ? balbutie Daniel.
‑ Ils vont vérifier les papiers de mariage, lui poser des questions. C’est pour s’assurer que vous êtes réellement mari et femme.
‑ Mais elle ne peut pas quitter l’Erythrée comme cela ! conteste-t-il.
‑ Je sais bien, mais comme il n’y a pas d’ambassade dans le pays, ces formalités doivent être faites au Soudan, explique-t-elle, navrée.
Le jeune homme est abasourdi. Il était parti le premier pour que Hana n’ait pas à braver les dangers du voyage. Il avait supporté les mois d’errance dans le désert, la peur viscérale lors de la traversée de la Méditerranée, les nuits passées sur les trottoirs froids de Paris, porté par l’espoir que plus tard sa femme n’aurait pas à vivre la même chose. Qu’elle n’aurait qu’à monter dans un avion à Asmara pour venir. Au lieu de cela, elle va devoir déserter et passer la frontière.

Il doit agir vite, sortir de la léthargie dans laquelle il est tombé depuis qu’il est en sûreté. Coup de fil après coup de fil, il convainc Hana qu’ils n’ont pas le choix. Il emprunte à droite à gauche l’argent nécessaire au départ de sa femme.

Elle prend la fuite une semaine avant sa convocation à l’ambassade.

Puis plus de nouvelles.

Daniel est anxieux, se demande constamment où elle est, si elle est parvenue saine et sauve à Khartoum. Ses frères Erythréens tentent de le rassurer, lui rappellent que l’on n’a pas toujours accès à un téléphone en route. Arrive une nouvelle lettre officielle, que Saskia lui traduit :
‑ Hana ne s’est pas rendue à la convocation, indique-t-elle d’une voix désolée.

Daniel est maintenant mort d’inquiétude. Daniel ne dort plus. Dans sa tête, tournent les histoires rapportées par d’autres migrants. Les rafles de Bédouins, monnaie courante au Soudan. Le calvaire, le chantage, les interminables appels passés à la famille sous la torture, jusqu’au versement de l’exorbitante rançon exigée par les ravisseurs. Personne ne l’a contacté, il est peut-être arrivé quelque chose de pire à Hana ?

Deux mois plus tard, elle appelle enfin. Elle a raté son évasion ; rattrapée à quelques kilomètres de la caserne, elle a immédiatement été mise au cachot.
‑ Ils ne t’ont pas fait de mal ? souffle Daniel.
L’absence de réponse de sa femme lui broie le cœur.

Daniel est plus déterminé que jamais à la faire venir. Saskia plaide auprès des services d’immigration et obtient une seconde chance, un autre rendez-vous à l’ambassade. Le jeune homme annonce la bonne nouvelle à son épouse. Hana éclate en sanglots.
‑ Je ne peux pas réessayer. Si j’échoue, cette fois ils me tueront.

Daniel est sonné, balayé par la tristesse. Mais il comprend : il sait ce qu’est la peur. L’attente est terminée.

5 Comments

  1. mijoroy

    Que d’émotion, de suspens, de non-dits qui rendent ton texte poignant, soutenu en cela par une écriture qui ne laisse pas de place à la divagation. J’aime comment tu tresses l’intrigue autour des pensées du personnage. On partage son espoir, on vit l’attente comme la résignation avec lui. La culpabilité semble proche pour Daniel. Il n’y a qu’un mot »Si le départ avec était un Nous au lieu d’un moi », qui ne tardera pas à venir. Bravo pour cet instant de vie empreint de quête de liberté.

    • Valérie Bey

      Bonsoir Mijo. Merci pour ton passage ! Oui, c’est une histoire triste, vraie pour la plus grande partie. Le réfugié qui a inspiré cette nouvelle est incroyablement résilient.

  2. Mélanie

    Cela brise le coeur de savoir que cette histoire est vraie, et même si elle ne l’était pas, qu’elle pourrait l’être, tant les récits de réfugiés sont une surenchères d’horreur, de désespoir et d’épreuves traversées… très beau texte, très poignant.

    • Valérie Bey

      Oui, malheureusement… Et il y a en effet des histoires encore pires, comme tu dis une véritable surenchère d’horreurs. Cela dépasse l’entendement et l’imagination 🙁

  3. Monique BEY

    A travers ce texte tu décris les espoirs, les angoisses et les déceptions des réfugiés. Toutes les émotions passent, ne laissent pas indifférents. Des épreuves tellement d’actualité et partagées avec beaucoup de sensibilité. Toujours impressionnée par ta façon de transmettre en quelques lignes des histoires de vie.

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