Les aventures du prince de Cocagne

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Il était une fois, dans le royaume de Cocagne, le prince Papressé, fils du roi Panigon, monarque fainéant et glouton, et de la reine Poltroneria, à l’indolence légendaire. Cocagne était un lieu d’abondance incroyable ! Un endroit où oies, dindes et autres canards volaient déjà rôtis ; il suffisait d’ouvrir la bouche pour qu’ils vous tombent dans le gosier. Les chevaux ne produisaient pas du crottin, mais des œufs. Les fromages poussaient comme des pierres. En lieu d’eau, les fontaines crachaient des vins riches et doux. La paresse y était élevée en qualité suprême, et plus on dormait, plus on gagnait de l’argent. Les femmes du royaume étaient toutes jolies, grâce à la fontaine de Jouvence, dans laquelle se plongeaient les dames dès que leur fraîcheur laissait à désirer. Chaque demoiselle portait de magnifiques vêtements et bijoux, fournis par les plantes d’un bosquet.
Le prince Paspressé, qui avait atteint l’âge de se marier, avait l’embarras du choix pour sa future épouse. Mais il n’était pas du genre à se hâter ; il prenait son temps pour élire la reine de son cœur.

Entrer dans Cocagne n’était pas chose aisée : il fallait traverser une épaisse montagne de riz bouilli. C’était certainement mieux ainsi, car un accès facile aurait été la porte ouverte à toutes les fenêtres : un appel d’air pour tous les brigands des environs. Un beau jour, un voyageur intrépide parvint néanmoins à pénétrer dans le royaume. Comme il avait l’air jovial et inoffensif, le roi Panigon lui accorda l’hospitalité. Le visiteur était un conteur itinérant et le soir, grisé par le vin qui coulait à flots, il narra à ses hôtes des histoires populaires de son pays : celles de Cendrillon, La Belle au bois dormant et Blanche-Neige.

Papressé fut très impressionné par ces récits inédits de princesses et souillons, victimes de sorts lancés par de redoutables sorcières ou de la haine d’horribles marâtres. Même couché, son imagination était en ébullition. Lorsqu’il parvint enfin à trouver le sommeil, ses rêves furent agités et habités de méchantes magiciennes dont il devait déjouer les tours, de jeunes femmes pures et éplorées qui l’appelaient au secours. Levé dès l’aurore, il tourna et retourna dans sa chambre, en proie aux tourments. La vie était douce et facile à Cocagne, et du coup profondément ennuyeuse. Ses prétendantes étaient superbes mais insipides. Sa décision était prise : il allait partir en voyage, sauver une princesse désespérée et la ramener à Cocagne.

Le prince s’en ouvrit à ses parents, persuadé que ses projets d’aventure les enthousiasmeraient. Mais, en lieu de soutien, les souverains n’exprimèrent que surprise et incompréhension. Bravoure et effort étaient des valeurs dépourvues de sens à Cocagne. Surtout, ils lui rappelèrent une des règles inviolables du royaume : quiconque le quittait se trouvait banni à jamais. Mais le jeune homme était décidé : il allait partir le soir-même, en toute discrétion.

La nuit tombée, Papressé se mit en route, chargé d’un énorme baluchon plein d’or, armé d’une arbalète, et d’une truelle pour creuser une brèche dans la montagne. Il en profita pour se remplir la panse de riz bouilli, afin de prendre des forces. Puis il s’enfonça dans la dense forêt qui cernait Cocagne. Après une demi-lieue à peine, le prince ressentit une immense fatigue. Il avait trop mangé, et n’avait pas l’habitude de porter de lourdes charges. Il s’allongea sous un grand chêne et s’assoupit. A son réveil, neuf heures plus tard, il constata qu’on lui avait volé tout son or. Dépité mais pas découragé, il reprit sa route. Tenaillé par la faim, il se mit en quête de nourriture. Mais Papressé était inapte à la chasse ; chevreuils, lapins, grives esquivaient tous sans peine ses flèches. Les hérissons lui piquaient les doigts et les escargots le dégoûtaient. Incapable d’allumer un feu, il n’aurait de toute façon pas pu faire cuire ses prises. Il se rabattit alors sur les baies et champignons mais, ignorant lesquels étaient comestibles, il fut pris de violentes coliques.

Le prince erra huit jours dans la forêt, désorienté, affaibli et crasseux. Ses rêves de sauvetage de jeune femme n’étaient plus qu’un lointain souvenir. Il finit par arriver devant un château, où il demanda l’hospitalité. La fille du souverain était heureusement très bonne, et elle convainquit son père de l’accueillir. Au cours du dîner, Papressé, un peu éméché, avoua être le prince de Cocagne. Mais personne ne le crut, tant il était mal en point. Seule la princesse eut un doute : ses habits en lambeaux avaient encore çà et là un chatoiement unique. Elle décida alors de placer un petit pois sous l’épaisse literie du visiteur. Le lendemain matin, elle lui demanda comment avait été sa nuit.
‑ Epouvantable, il y avait quelque chose d’extrêmement dur dans ma couche, avoua-t-il.
‑ Vous êtes donc bien le prince de Cocagne ! s’exclama-t-elle. Voulez-vous m’épouser ?
N’osant croire à sa chance, et faisant fi de l’inversion des rôles, Papressé s’empressa – pour une fois ! – d’accepter.

Leur union fut célébrée trois jours plus tard. La princesse demanda à son époux quand commencerait leur voyage de noces vers ce royaume de Cocagne dont elle avait déjà tant entendu parler.
‑ Je ne peux malheureusement pas y retourner, avoua Papressé.
Il lui raconta toute son histoire, de ses rêves d’héroïsme à son bannissement, puis à sa chute.
‑ Ce n’est pas grave, je ne vous en veux pas. Car désormais je vous aime, mon prince.

Les années passèrent, le prince et la princesse devinrent roi et reine. Un beau jour leur parvint la terrible nouvelle que le royaume de Cocagne, attaqué par une horde de barbares, était au bord de la capitulation. Panigon et ses sujets étaient incapables de se défendre. Papressé décida de partir à leur rescousse, emmenant avec lui 5000 hommes. Il défit facilement les assaillants et fut accueilli en héros. Les gens de Cocagne se rendirent compte que, s’ils voulaient survivre, ils allaient devoir changer certaines habitudes. Et peut-être suivre l’exemple de Papressé.

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