Plus dure fut la chute

Image by halayalex on Freepik (modifiée par l’auteur)

J’avais été fauché bêtement en allant distribuer chocolat et cigarettes à mes frères d’armes sur le front. Un tir de mortier m’avait mis sur les genoux. Cloué sur un lit d’hôpital à Padoue. Rendu bien bas, je m’élevai de nouveau grâce aux camarades qui me portèrent, grabat inclus, sur le toit lors d’une chaude soirée d’été. Ayant repris de la hauteur, j’admirais la ville tandis que tombait la nuit. Inez était là aussi, et elle ne descendit pas quand les autres regagnèrent leurs chambres en emportant les bouteilles, compagnes d’oubli de cette fichue guerre. Nous restâmes ainsi, à observer en silence le bal des oiseaux au crépuscule.
‑ Regardez, Arnold, des martinets ramoneurs, remarqua-t-elle, en appuyant sur le dernier mot de sa voix suave.
‑ Ah, je répondis.
Je ne savais pas encore parler aux femmes. Elle poursuivit.
‑ Ces oiseaux peuvent faire des milliers de kilomètres sans toucher terre. Ils font tout en vol : manger, boire et même dormir. Ils ne se posent que pour se reproduire.
Je saisis enfin la perche qu’elle me tendait avec insistance. En lieu d’alcool, c’est l’ivresse de l’amour qui me permit d’oublier temporairement les combats. Je me félicitais de n’être qu’éclopé et pas une gueule cassée : c’est plus pratique pour embrasser.

Grâce à Inez et ses soins attentifs, je remontais la pente. Sur la table d’opération, elle me tint la main tandis que je me concentrai très fort pour ne rien dire de stupide au moment de l’anesthésie. Je n’avais rien à lui cacher, mais ne voulais pas pour autant passer pour un imbécile. Ce qui n’était pourtant pas chose difficile : j’étais jeune, et entretenir une conversation n’était pas mon fort. Lorsque je pus marcher avec des béquilles, je me chargeai de prendre les températures des malades la nuit, afin d’éviter à ma belle de se lever. Au début, j’essuyais d’innombrables protestations, car j’avais les mains moins douces et le buste sensiblement moins développé qu’Inez. Mais quand ils virent ce que huit heures de sommeil faisaient à l’humeur matinale de ma dulcinée, tous finirent par me remercier de remplir ces tâches nocturnes.

Je fus finalement déclaré apte à repartir au front. Nous allâmes prier au Duomo la veille de mon voyage. Je négociai avec Dieu.
‑ Dis donc, vieux, je suis d’accord pour y retourner, mais arrange-toi pour que je revienne entier. Inez, je veux l’épouser. Et avoir des enfants avec elle ; de futurs fidèles, penses-y !
J’espérais m’être montré persuasif. Pour ce qui était du mariage, nous devions par contre attendre : pas moyen de publier de bans en moins de deux semaines dans ce pays !
‑ On est tout comme mariés, je la rassurais.
Je me mis aussi à l’appeler « ma p’tite femme » en toute occasion, ce qui eut pour effet de la rendre encore plus belle. D’autres fois, si nous nous disputions pour une raison ou une autre, je ne manquai jamais de la taquiner en lui rappelant qu’elle ne toucherait pas de pension de veuve si je mourais au combat. Elle me fusillait alors du regard. En fait, nous avions la trouille de nous perdre, et nous la conjurions du mieux que nous pouvions.

Au front, je ne reçus aucune lettre d’Inez jusqu’à la fin de la guerre. Trois mois interminables durant lesquels je me mis à douter de notre amour. Si j’avais été capable de la séduire, n’importe qui d’autre pouvait en faire autant. Puis quinze missives marquées du sceau de ses lèvres carmin arrivèrent d’un coup à l’armistice. Je me fis porter pâle, les classai soigneusement par ordre chronologique et les lus à la file sur une paillasse sentant la sueur, les pieds et la liqueur Dakin. Ca me remit d’aplomb ! Elle prenait de mes nouvelles et me rapportait des anecdotes de l’hôpital. Mitchell s’était mis à faire des crises de somnambulisme, et il faisait un boucan d’enfer en traversant les couloirs la nuit sur sa jambe de bois. L’infirmière Ghiotto souffrait de la syphilis, tout en jurant par tous les saints du paradis qu’elle n’avait jamais connu d’homme ; elle avait gagné le sobriquet Maria. Surtout, Inez écrivait que je lui manquais terriblement, en particulier la nuit.

Nous fûmes enfin de nouveau réunis. Nous décidâmes que je devais rentrer le premier en Amérique, et qu’elle m’y rejoindrait lorsque j’aurais une bonne situation et que nous pourrions nous marier.
‑ Arni, jure-moi que tu ne boiras pas là-bas, me répétait-elle à l’envi.
Elle me connaissait assez pour ne pas croire à mes promesses de sobriété.
‑ Tu ne verras pas tes amis, tu ne te soûleras pas, tu chercheras juste du travail.
‑ Si tu me fais autant confiance, viens avec moi, je contre-argumentai.
Mais cela ne correspondait pas à sa conception de l’ordre des choses.

De retour à la maison, je fis comme convenu : je ne bus que de l’eau. Je rencontrai tout de même quelques vieilles connaissances, mais gardai ces écarts pour moi, convaincu que vérité et paix dans le couple ne font pas toujours bon ménage.
Le premier mois, elle m’écrivit chaque semaine. Puis ses lettres se firent plus rares. Je mis cela sur le compte de sa certitude quant à notre avenir. Jusqu’à l’arrivée de son ultime missive :

Mon Arni,
Je suis au regret de t’annoncer que je ne rentrerai pas à New York. L’hiver ici est très pluvieux ; je ne peux supporter l’humidité que grâce à un major italien très galant. Contre toute attente, nous allons nous marier au printemps. Je t’aime encore, mais j’ai pris conscience que notre histoire n’a été qu’une gaminerie. C’est de ta faute aussi, tu aurais dû t’abstenir de boire aux Etats-Unis. Car tu as bu, je le sais, inutile de nier. J’imagine que tu ne comprendras pas. Je suis désolée. Je te souhaite une belle vie. Je t’embrasse où tu sais.
Ton Inez.

Je retombai au trente-sixième dessous et dans la bouteille. Je ne répondis jamais à Inez qui, je l’appris plus tard, ne devint jamais la femme du major, ni au printemps ni à aucune autre saison. Je me demandai parfois si, comme Maria Ghiotto, elle avait fini par attraper la syphilis. Moi, c’est la chaude-pisse que je chopai, mais je fus bien incapable de dire quand et avec qui.


Commentaire explicatif :

Ce texte est une réécriture de la superbe nouvelle d’Hemingway intitulée Une très courte histoire, qui est basée sur sa relation avec une infirmière pendant sa convalescence à l’hôpital de Milan. Hemingway avait en effet été blessé sur la ligne de front italienne pendant la première guerre mondiale. J’ai conservé la structure de ce texte très évocateur, empreint d’ironie tragique, mais l’ai réécrit sur un registre comique, afin de souligner l’absurdité de cette histoire d’amour.

4 Comments

  1. mijoroy

    Oui on reconnaît la structure de l’histoire du grand Hemingway. J’aime bien ton appropriation avec cette histoire d’amour improbable.Qui n’est sans doute pas la seule.

    • Valérie Bey

      Merci Mijo! Il semble que cette histoire d’amour (qui est tombée bien à plat) a malheureusement bien affecté Hemingway. Ça lui aura au moins inspiré cette nouvelle, et plus tard un roman (L’Adieu aux armes).

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