Esclaves involontaires

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Tous les 10.000 ans, ce qui peut paraître une éternité mais équivaut à l’échelle divine à un clignement de paupière, Dieu fait un petit bilan de sa création. Il est comme ça, Dieu, il aime faire le point. Même si, entre nous, c’est dans le but inavoué de nourrir une certaine autosatisfaction, par pure gloriole. Car le démiurge aime bien aussi faire le malin auprès d’Asherah, sa femme. Cette fois, c’est néanmoins un Yahweh dépité qui prend place à table, après que sa moitié l’ait appelé pour le souper.
– Alors, le bilan de cette myriade ? s’enquiert Asherah.
– J’ai peut-être fait une erreur avec l’homme, marmonne Dieu dans sa barbe.
– L’homme ? C’est lequel déjà ? demande son épouse, qui s’y perd dans la flopée de créatures auxquelles son mari a donné la vie.

Sans doute êtes-vous, vous aussi, un peu perdus à ce stade. Je vais donc vous expliquer la Genèse. Mais la vraie, pas celle des livres.
Au commencement, Dieu créa le chat à son image. Oui, j’ai bien dit le chat, pas l’homme. Désolé de réduire en miettes les belles illusions qui vous ont bercés depuis l’aube de l’humanité. Après tout, même ce mensonge faisait partie du plan… Quel plan ? Vous le découvrirez bien assez tôt ! Donc, je disais qu’au commencement, Dieu créa le chat à son image ; et évidemment, il trouva que c’était bien. Malencontreusement, Dieu avait fait le chat paresseux. Vraiment paresseux. Tandis que toutes les plantes et animaux aidaient Yahweh à parfaire la Terre, le mistigri n’en fichait pas une. Quand les arbres produisaient oxygène pour la vie, fleurs pour la beauté et fruits pour la nourriture, le matou se contentait de lustrer son pelage. Alors que les animaux colonisaient tous les milieux, des mers aux montagnes, des forêts vierges aux déserts, le raminagrobis faisait des siestes au soleil.

Ce petit incident dans la création aurait pu être sans conséquence, si le chat avait au moins été autonome. Mais il ne l’était pas. Oui, deuxième révélation : l’indépendance féline est un mythe, un subterfuge pour aiguiser votre envie de le servir. La psychologie inversée, vous connaissez ? Même si en théorie le chat était parfaitement capable de subvenir à ses besoins, se nourrir par la chasse et se construire un refuge confortable, il n’en faisait rien. Pourquoi se fouler quand quelques miaulements dramatiques et frottements frénétiques contre les jambes de Yahweh ou Asherah lui permettaient d’obtenir sans effort tout ce qu’il voulait ? Après quelques millénaires ainsi, Dieu en eut assez et prit le taureau par les cornes : quelqu’un d’autre devait devenir l’esclave du mistigri ! Il tenta de convaincre les autres animaux, un par un, de se faire compagnon du minet. Tous s’esquivèrent. Pas folles les bêtes ! Dieu finit donc par créer l’homme, dans le but de servir le chat jusqu’à la fin des temps. Voilà, chers humains, arrêtez de vous interroger sur le sens de la vie : vous existez uniquement pour le contentement félin.

Ainsi avait débuté la relation déséquilibrée entre hommes et chats. A Felis catus, Dieu avait donné l’indolence et la lucidité, tandis qu’il avait doté Homo sapiens de la névrose, du don du bricolage et de la passion du travail. Et l’homme s’en était donné à cœur joie ! Au fil des siècles, il avait édifié toute une civilisation basée sur l’invention, la production et la consommation intensive. Tout en ignorant le but secret de tous ses efforts et son agitation : offrir au chat le confort, le gîte et le couvert.
Mais je vous entends déjà protester : « Nous, humains, ne sommes pas stupides au point de nous laisser manipuler de la sorte ! ». Dans ce cas, expliquez-moi vos réactions, toujours identiques, à la vue d’une simple vidéo de chatons ? Il paraît même que maintenant vous vous les partagez sur un réseau nommé Face de Bouc…
Evidemment que Yahweh avait fait l’homme intelligent ! Malgré son irritation contre le chat, ce dernier restait son préféré parmi toutes ses créatures. Le démiurge avait donc doté l’esclave du minet d’adresse et d’ingéniosité, clés de la survie du tyran miaulant. Et pour éviter que sapiens ne découvre la supercherie, il lui avait servi une mythologie bien ficelée : cette fameuse histoire d’Adam, fait à l’image de Dieu pour régner sur la création, et d’Eve sortant de sa côte… Du pipeau ! Parfois, je me demande si vous êtes si intelligents…

Astucieux, par contre, vous l’avez été. L’homme a ainsi inventé des millions d’objets, pas tous utiles, beaucoup absurdes, certains néanmoins indispensables au bien-être du chat. Par exemple le coussin – délaissé au profit de toute boîte en carton qui traîne ; le bol – renversé dès que l’eau y a reposé plus de deux heures et nécessite d’être changée ; le tapis – sur lequel vomir après avoir englouti ses croquettes à toute vitesse. Pour pouvoir produire ou se procurer tout cela, l’homme a aussi inventé l’argent, le travail, et les patrons autoritaires. Bon, de vous à moi j’aurais fait plus simple…

Mais revenons au bilan de cette myriade.
– Enfin, si, l’homme : l’esclave du chat, rappelle Dieu à sa moitié.
– Ah oui ! Il remplit bien sa mission, non ? Aucun matou ne vient plus quémander auprès de nous, et l’humain vit toujours dans l’illusion d’être le maître du monde.
– C’est bien là le problème ! Tu as vu ce bazar qu’il a mis sur Terre ? Il pollue, il détruit, il pille tout ! Vraiment, ça ne peut plus durer.
Heureusement pour Dieu, Asherah est toujours de bon conseil :
– Eliminer sapiens de la création n’est pas une option… Ou on se retrouve avec le félin sur les bras.
– Tu résumes bien la situation, ma chérie.
– As-tu pensé à envoyer aux hommes un petit virus à couronne, histoire de les calmer ? Quelque chose de mortel, mais pas trop, qui mette un frein à leurs activités et leurs déplacements. Ca les forcera de surcroît à être plus à la maison, au grand plaisir de leurs maîtres. Tout sera à nouveau pour le mieux dans le meilleur des mondes des chats !

5 Comments

  1. MONIQUE BEY

    Toujours aussi admirative, lorsque je lis tes textes. Tes descriptions sont captivantes et la fin de cette histoire nous rapproche de ce que nous traversons avec le côté positif d’apporter plus d’affection à nos compagnons si attachants. Une belle vie pour ces minous qui ne vont rien comprendre le jour où nous serons moins présents !!!

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