Le marchand de temps, Einstein et moi

Photo créée par master1305 – Freepik

L’angoisse m’étreint au saut du lit : je n’ai plus que deux jours pour soumettre ma nouvelle. Et je n’ai toujours pas produit la moindre ligne. J’ai passé les dernières semaines à laisser mûrir mes idées, lâchant la bride à mon animal créatif. Mais tel un chiot fantasque et cabochard, au lieu de revenir avec un sujet répondant à la consigne d’écriture, il m’en a ramené dix autres qui n’ont rien à voir. Je les ai tout de même religieusement consignés dans mon carnet.

Je commence à paniquer. Comment en 48 heures imaginer une histoire, l’écrire, la relire, couper et remodeler, la re lire, ciseler mes phrases, y mettre le point final et enfin l’envoyer ? Aux grands maux les grands remèdes : je dois me rendre chez le marchand de temps, mystérieux personnage dont un ami m’a révélé l’existence il y a peu, lors d’une soirée arrosée propice aux confidences.

La boutique du marchand de temps étant à l’autre bout de la ville, j’enfourche mon vélo pour y aller. La bicyclette est certes un moyen de locomotion lent par essence, mais nous n’avons plus de temps à perdre pour sauver la planète !

J’arrive devant un immeuble à moitié délabré. Je rassemble mon courage et pousse la porte vitrée poussiéreuse. Debout derrière son comptoir, voûté sur un épais registre, le marchand de temps relève la tête à la sonnerie du carillon. C’est un vieillard tout de gris paré : cheveux argentés, teint cendré, blouse informe couleur ardoise.
– Je vous attendais, me lance-t-il mystérieusement.
Très mal à l’aise, je lui fais part de mon besoin urgent d’acheter du temps, matière première de l’écrivain. Il m’observe avec sévérité par-dessus ses lunettes crasseuses, puis se penche à nouveau sur l’énorme livre devant lui. Il en feuillette les pages jaunies pendant de longues minutes, jusqu’à trouver celle qu’il cherche.
– Ce cours de yoga à 18 h 30, il va falloir l’annuler, annonce-t-il de sa voix chevrotante.
– C’est-à-dire que le yoga, c’est essentiel pour gérer mon stress, vous n’auriez-pas plutôt…
– Alors vous pouvez renoncer à cette visite chez votre amie Justine demain, déclare-t-il de manière péremptoire.
Estomaquée, je comprends qu’il se contente de passer en revue mon emploi du temps et d’y suggérer des coupes.
– Non, je lui ai déjà fait faux bond le mois dernier pour la même raison, je ne peux pas encore…
– Vous pouvez aussi rogner sur le temps de sommeil, soupire-t-il.
– Ecoutez, je ne suis pas venue ici pour apprendre à mieux organiser mon agenda. Je n’ai pas besoin que l’on me vende du temps que j’ai déjà, mais que l’on m’en trouve du nouveau.
– Dans ce cas mademoiselle, vous êtes à la mauvaise adresse, conclut le vieillard en refermant son registre avec fracas. Je ne suis pas Einstein ! ajoute-il avec dédain.

Je rentre chez moi en pédalant à toute allure, autant pour gagner du temps que pour évacuer ma frustration. On ne me reprendra jamais à aller chez ce charla-temps ! « Je ne suis pas Einstein », tu l’as dit ! Je fulmine, tandis que remonte des tréfonds de ma mémoire une vague histoire de jumeaux, l’un restant sur Terre, l’autre montant dans une fusée voyageant à la vitesse de la lumière et revenant de son périple plus jeune que son frère.

Je suis dans un état d’excitation indescriptible lorsque j’allume mon ordinateur : Einstein et ses géniales théories, voilà la solution ! Pendant deux heures, je lis tout ce que je peux sur la relativité. Le temps s’étirant et se contractant en fonction de la vitesse, plus on se déplace vite dans l’espace, plus lentement le temps s’écoule. Je dois donc moi aussi m’embarquer dans un vaisseau spatial propulsé à une vitesse vertigineuse ! Comme dans ma dernière nouvelle de science-fiction, qui voit Doug Muks, descendant de Leon Muks, se poser sur la planète Ross 128 b. L’écriture de ce récit ne peut pas être le fruit du hasard : si Doug Muks navigue à la vitesse de la lumière, son ancêtre Leon est sûrement déjà capable de le faire ! Je dois contacter au plus vite le fondateur de Setla. Mais comment ?

Je mets en pratique la théorie des six degrés de séparation, selon laquelle toute personne sur le globe peut être reliée à n’importe quelle autre grâce à une chaîne de relations individuelles de six personnes au maximum. Après trois heures d’activité frénétique sur les réseaux sociaux, j’ai Leon Muks au bout du fil. C’est l’heure du petit-déjeuner à Austin.
– Avez-vous une fusée qui se déplace à la vitesse de la lumière ? je demande à brûle-pourpoint.
– What ? Bien sûr que non !
– Ou bien un vaisseau pour se rendre sur une planète près d’un trou noir, où la force de gravité est telle que le temps s’y écoule très lentement ?
– On n’est pas dans Interstellar, baby, ricane-t-il en me raccrochant au nez.

Je ne me laisse pas démonter. La théorie de la relativité m’a aussi appris que le temps s’écoule plus rapidement au sommet des montagnes qu’au niveau de la mer. Si me rendre en haut de l’Everest me ferait perdre du temps, être au fond de la Fosse des Mariannes devrait m’en faire gagner ! Je suis plongée dans un calcul du nombre de nanosecondes de différence sur le plancher océanique quand mon téléphone sonne. Pas le temps de répondre. Mais c’est Justine, donc je décroche.

Je lui avoue mon problème, mes tentatives pour y remédier, et l’impasse dans laquelle je me trouve.
– Tu n’es pas passée à un rythme d’une nouvelle par mois au lieu de deux, pour être moins sous pression ?
– Si, mais je m’y prends quand même au dernier moment, je pleurniche.
– T’as vraiment l’air tendue là. Tu as été au yoga ?
– Pas le temps !
Justine éclate de rire.
– Tu es allée chez un charlatan à l’autre bout de la ville, a étudié la théorie de la relativité, a dégoté le portable de Leon Muks, et tu n’as pas le temps pour une séance de yoga ou pour l’écriture ?
La prise de conscience que je me suis laissée embarquer, une fois de plus, par le stress et mon imagination, me laisse sans voix.
– Dans toutes ces péripéties, tu dois bien tenir le germe de ta prochaine histoire, non ? suggère Justine. A mon avis, tu n’as pas perdu ton temps !

4 Comments

  1. MONIQUE BEY

    Je reste sans voix après avoir lu tout le déroulement et les péripéties que tu décris tout au long de ta recherche pour acheter du temps !!!J’ai hâte de connaître la prochaine histoire. Quelque chose me dit que tu vas nous surprendre !!!

    • Valérie Bey

      Merci ! Le temps fait en effet partie des rares denrées que l’on ne peut malheureusement pas acheter. Donc il faut parvenir à bien gérer celui qu’on a à notre disposition.
      La prochaine nouvelle traite aussi du processus d’écriture, mais sous un angle bien différent. Mais je n’en dirai pas plus pour le moment 🙂

  2. Bonjour Valérie,

    J’ai beaucoup ri avec cette nouvelle, ah ce maudit temps après lequel on court ! Bref, effectivement, si on réduit certaines activités ou si on serre la bride à notre curiosité/ imagination, on gagne des lignes précieuses d’écriture (mais sans imagination, qu’écrire 🙂 ) ! Je sors d’une période où je n’ai pas pu écrire beaucoup par pure contrainte professionnelle, et je maintenant que j’ai passé cette étape, je revis… et relis les blogs ! Merci pour ce moment, belle journée, Sabrina, ex ELS.

    • Valérie Bey

      Bonjour Sabrina,
      Ravie de t’avoir fait rire 🙂 Je me rends compte que cette course après le temps et l’inspiration est quelque chose qui nous donne à tous du fil à retordre. J’ai d’ailleurs du écrire cette nouvelle en très peu de temps. Le temps pour la lecture, les recherches et l’écriture s’en est trouvé réduit à peau de chagrin, ce qui a rendu la rédaction de ce texte encore plus piquante. La (non) gestion de mon temps d’écriture, j’étais en plein dedans !
      Mais comme tu le dis si bien, les quelques heures grappillées pour la lecture et l’écriture ont été de véritables bouffées d’oxygène. Ravie que tu puisses y consacrer de nouveau plus de temps ! J’ai deux notifications dans ma boîte mail sur tes dernières publications, j’irai voir ça très vite !
      Belle soirée, Valérie

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