Sur le chemin de Muu

Source : Extrait de la dernière page illustrée du livre « The complete Mu-Igala in picture writing. A Native Record of a Cuna Indian Song. » (Holmer, Nils M. & Wassén, S. Henry, 1953, Etnologiska Studier 21, Göteborg.)

L’entrée du chaman dans la hutte est accueillie par un hurlement déchirant. La parturiente gît dans son hamac, tournée vers l’est, genoux écartés. Vêtue du chaud vêtement de la maladie depuis déjà deux jours, la future mère gémit, perd son sang, la vulve dilatée et mouvante. Quelques mots échangés avec elle confirment au médecin traditionnel Kuna l’origine du mal et la nécessité de son action immédiate : « Muu est venue à moi ; elle veut garder mon nigapurbalele* pour toujours ».
Le guérisseur indigène doit sans attendre affronter Muu, âme de l’utérus de la femme, qui a capturé les âmes des autres parties du corps, amoindrissant sa force vitale. Après avoir assuré vigueur et croissance à l’enfant, Muu s’est laissée dépasser par son ambition.

Le chaman entame ses préparatifs sous le regard attentif de la sage-femme qui l’a fait venir, impuissante face aux complications de l’accouchement. Assis sur un petit siège doré placé sous le hamac, il jette des fèves de cacao dans le brasero. Leur combustion produit une fumée âcre qui emplit peu à peu l’espace clos. Sentant ses forces s’accroître et son courage redoubler sous l’effet des fumigations, le guérisseur est prêt à se mesurer à Muu et ses filles. Mais il ne peut les combattre seul et se lance donc dans la confection de son armée. Sculptant les morceaux de bois choisis avec soin, il monte son bataillon de nuchu, esprits tutélaires dont il va prendre la tête jusqu’à l’antre de Muu. Il pare chaque nuchu de perles, d’un os de jaguar ou de tatou, peint son corps en rouge, l’habille et le revêt d’un chapeau magique doré. Il convoque les esprits du vent, des eaux et des bois, qui renforcent les vêtements et couvre-chefs des nuchu, puis leur insuffle la vie par ses mots : « Je plante en vous force vitale et résistance, pouvoirs d’invisibilité et de voyance ».

Les nuchu commencent la longue ascension jusqu’à Muu, tandis que le chaman les guide et les encourage. Les assistants du guérisseur progressent en file le long du sentier de Muu, reconnaissant le chemin à la lueur de leurs chapeaux magiques. Ils marchent aussi loin que la Basse Montagne. Ils gravissent la Courte Montagne. Ils escaladent la Longue Montagne. Ignorant les difficultés et la fatigue grandissante, ils finissent par atteindre la source trouble près de laquelle Muu a sa maison. Mais les animaux gardiens sont là. L’Alligator, yeux protubérants, corps sinueux et luisant, agite la queue et ses nageoires, repoussant l’attaque des nuchu. Ces derniers parviennent à éviter les charges du reptile et se rapprochent un peu plus de la demeure de Muu. A l’entrée les attend le Tigre Noir, langue pendante et bouche écumante, la queue flamboyante, les dents menaçantes. Le massif félin sort ses griffes et déchire tout autour de lui. Le chaman est tiré de sa transe par un cri de la parturiente. Constatant le flot de sang qui s’écoule entre les jambes de la femme, il jette une nouvelle poignée de fèves de cacao au feu et repart galvaniser ses troupes.

« Le Tigre Noir est attaché par une chaîne de fer, si vous passez par derrière, il ne pourra vous atteindre ». Les nuchu contournent la maison, avançant quatre par quatre. Mais l’antre de Muu est protégé par quantité de fils tendus, cordes flottantes, rideaux pendus depuis son sommet. Fibres couleur d’arc-en-ciel, dorées, argentées, épaisses et tordues, dont les nuchu seuls ne peuvent venir à bout. Le chaman appelle les Seigneurs-des-animaux-foreurs-de-bois en renfort. Ces derniers coupent et réduisent les fils, ouvrant la voie aux nuchu.

Muu les attend de pied ferme dans sa tanière avec ses filles, les muugan. Elle interpelle les nuchu et leur guide :
« Pourquoi êtes-vous venus jusqu’ici ?
– Pour sauver et libérer l’âme de vie de la malade.
– Vous êtes bien arrogants ! Je vous mets au défi de poser vos chapeaux sur les têtes de chacune mes filles. Si vous y parvenez, je libérerai ce que j’ai emprisonné ».
Les nuchu lancent l’assaut, chacun prenant pour cible une muugan. Le chaman est confiant, car il a pris soin de réunir un régiment suffisamment important pour toutes les maîtriser. Surtout, il a une longueur d’avance sur son adversaire : Muu espère par cette manœuvre dépouiller ses assistants de leurs armes ultimes, mais elle ignore qu’une fois sur la tête des muugan, les chapeaux enchantés deviendront extrêmement lourds, immobilisant sous leur poids les porteuses. Les nuchu courent dans tous les sens, évitant morceaux de cordes et autres obstacles semés par Muu. Un à un, ils parviennent à se débarrasser de leurs couvre-chefs ; lorsque le dernier nuchu dépose le sien sur la tête de la dernière fille, le guérisseur sourit, prêt à voir la magie opérer. Mais à la surprise du chaman, les muugan restent debout.
« Qu’est-ce que cela signifie ? balbutie-t-il.
– Tu crois que tu es le premier à nous faire le coup des chapeaux ? Nous nous sommes préparées cette fois, nous aussi nous avons accru nos forces.
– Tu gagnes cette bataille Muu. Mais je ne m’avoue pas encore vaincu. Que puis-je te donner pour te satisfaire ?
– Tu sais ce que je veux.
– Je suis ici pour sauver cette femme, je ne te laisserai pas garder son âme de vie.
– Alors tu dois me donner une autre nigapurbalele ».

A l’issue d’une longue discussion, Muu et le chaman parviennent à un accord. Les nuchu fouillent le lieu en quête de chacune des âmes individuelles de la future mère. Ils récupèrent l’âme du cœur et celle des poumons. Ils recouvrent l’âme des os et celle des ongles. A l’issue de la libération de toutes les âmes spéciales, l’âme de vie est délivrée. Le guérisseur et sa troupe ont fini leur mission, les nuchu entament la descente vers la sortie.

L’esprit Olotakintili peut enfin ouvrir la porte principale. L’enfant glisse au dehors, expulsé par l’accouchée dans un ultime hurlement. La sage-femme s’empare du petit corps et l’emmaillote avec soin. Demain, le bébé mort-né sera enterré par la communauté.

* L’« âme de vie » d’une personne, qui résulte de l’assemblage des âmes des différentes parties du corps.

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Commentaire explicatif :

Cette consigne portait sur l’écriture d’une nouvelle de fantasy, contenant une quête. Je ne suis moi-même pas lectrice de fantasy, et les histoires de châteaux, princesses et dragons (mes excuses aux amateurs du genre pour ce raccourci qui ne rend certainement pas justice à cette riche littérature) ne m’inspiraient pas beaucoup. J’ai donc pris le parti de puiser dans les ressources anthropologiques, afin d’écrire une histoire différente de la fantasy classique (ou du moins ce que je pense être de la fantasy classique) tout en rendant hommage à un peuple autre. Les mythes, rites et interprétations du monde et des événements des peuples non occidentaux sont extrêmement foisonnants et riches.

Je me suis replongée dans mes cours d’ethnologie (qui datent !) et ai notamment relu un article de Claude Lévi-Strauss (L’Efficacité symbolique), dans lequel il décrit un chant Kuna qui est censé aider l’accouchement difficile. Il est chanté par le chaman, qui explique ce qu’il fait, et « guérit » la parturiente sans même avoir à la toucher. Tout ce qu’il décrit dans le chant opère au niveau symbolique ; comme la future mère y croit, quelque chose se débloque et l’accouchement a lieu (dans le cas idéal dont je me suis éloignée, pour répondre à un élément de la consigne).

J’ai dû opérer une simplification extrême des événements pour faire tenir cette quête dans les 6000 signes requis : une multitude d’êtres fabuleux présents dans le chant ne sont pas présents dans ce texte, et j’ai éludé la description du retour des nuchu qui est tout aussi riche en action. J’ai également dû combler un certain nombre de lacunes là où l’article de Lévi-Strauss et les autres ressources à ma disposition ne donnaient que peu d’information. Je me suis efforcée de traduire le récit anthropologique en un texte plus accessible pour un lecteur non initié.

Il y a des chances qu’un anthropologue conservateur soit critique envers cette nouvelle, du fait des simplifications extrêmes, des lacunes comblées et de l’interprétation libre de ce qu’il se passerait dans le cas où Muu ne serait pas vaincue immédiatement. Loin de moi toute intention d’appropriation culturelle ! Il s’agit véritablement d’un hommage à ces peuples aux mythes et rites d’une grande richesse et complexité (alors qu’ils ont été si souvent traités de sauvages), ainsi qu’un clin d’œil à un grand monsieur de l’anthropologie, Lévi-Strauss.

4 Comments

  1. Bonjour Valérie,

    Ex ESL, j’ai lu de tes textes sur la plateforme et je crois ne pas encore avoir pris le temps de te commenter sur ton propre blog. En tout cas, je le fais avec plaisir sur ce texte captivant. J’aime beaucoup ce que tu as fait pour contourner la consigne classique de fantasy (même si au final, je m’étais plutôt amusée dessus!) et l’histoire racontée, même avec ces manquements que tu penses avoir faits à cause de la limite dans la longueur. La symbolique me plaît ainsi que ta démarche. je reviendrai 🙂 ! Belle journée à toi, Sabrina.

  2. Valérie Bey

    Bonjour Sabrina,
    C’est en fait le deuxième commentaire que tu laisses sur ce blog, et je t’en remercie 🙂
    Merci beaucoup pour ton retour sur ce texte. Cela n’a pas été le plus facile à écrire, car je voulais à la fois ne pas trahir le chant Kuna et ne pas trop y coller non plus (sinon où est l’intérêt ?). Et puis il y avait ces petits scrupules que j’ai énuméré dans le commentaire explicatif…
    Je te souhaite aussi une belle journée. A bientôt !
    Valérie

  3. Nadiege FORT

    Je viens de découvrir ce texte très bien écrit et qui explore l’importance du symbolique dans tous les évènements importants de la vie, ici une naissance. Bravo pour cette idée et merci pour ce beau moment de lecture.
    Nadiège

    • Valérie Bey

      Bonjour Nadiège,
      Merci pour ta visite et tes mots encourageants ! Le symbolique a en effet une part très importante dans tous les événements de la vie, même si l’on n’en est pas toujours conscient.
      Au plaisir de te lire ici ou sur ton propre blog (où j’ai déjà fait un petit tour, même si je n’y ai pas encore déposé de commentaire).
      Valérie

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