L’amour en tests

Jeanne apporte la touche finale à son maquillage en appliquant un rouge à lèvres carmin, mettant en valeur son teint de porcelaine. Face à la glace, elle esquisse un sourire, mais ses grands yeux bleus restent inexpressifs. Pourquoi y aller ? Ce rencard va sûrement être un fiasco. Manon, la directrice de l’agence matrimoniale Real Love, lui a pourtant assuré qu’il s’agit d’un match exceptionnel : « jamais vu un tel taux de compatibilité sur le test psychologique en 15 ans de métier ! ». Les vérifications de l’entremetteuse ont conclu qu’il est « sérieux, solvable, et bien célibataire ». Il désire fonder une famille et a même déjà fait le test ADN exigé par la jeune femme. Mais la condition qu’il a posée a immédiatement ravivé chez Jeanne une méfiance tenace, séquelle de trop nombreuses déceptions amoureuses. Pas de partage de profil ou de photo avant le premier rendez-vous ! « Il veut que la magie de votre rencontre soit préservée » a expliqué la matchmakeuse, qui a enfoncé le clou en arguant qu’une photo peut être trompeuse, induire un jugement trop hâtif. Merde, j’ai passé l’âge des blind dates ! Face aux trésors de persuasion déployés par Manon, Jeanne a fini par accepter le rendez-vous. Le fait qu’il propose Chez Daniela, un de ses restaurants préférés, comme lieu de rencontre n’a pas été totalement étranger à sa capitulation.

Jeanne arrive en retard au restaurant. Elle retire sa veste en entrant, révélant la robe fleurie et cintrée qui lui vaut toujours une pluie de compliments. Même pour un rencard raté, elle tient à être impeccable. Il est déjà assis à leur table, de dos, offrant seulement sa nuque au regard. Elle s’avance vers lui, le cœur battant, remarquant à peine l’atmosphère feutrée du lieu, lumière tamisée et Laura Pausini en fond musical. Lorsqu’elle lui fait enfin face, elle contrôle difficilement une exclamation de surprise : « Marc ? ».
Les yeux verts de Marc se font suppliants face au regard offusqué de Jeanne. Elle ne lui laisse pas le temps de parler :
– Tu joues à quoi, là ?
– J’imagine ta surprise, mais je ne joue pas.
– Je comprends mieux maintenant les manigances avant le rendez-vous. Il vaut mieux que je m’en aille, dit-elle en remettant sa veste.
– Attends, donne-moi au moins une chance de t’expliquer, supplie-t-il en avançant la main pour la retenir.
Un léger courant électrique traverse l’avant-bras de Jeanne lorsqu’il l’effleure.
L’arrivée de la serveuse avec les cartes la force à s’asseoir. Marc saisit l’occasion :
– Qu’est-ce que tu prends d’habitude ? demande-t-il à brûle-pourpoint.
– Euh, l’antipasti de la maison et les tagliatelles aux palourdes.
– Parfait, on va tous les deux prendre ça, avec votre meilleure bouteille de chianti.
La serveuse hésite quelques secondes, note la commande puis repart.

– Laisse-moi juste m’expliquer, implore-t-il en triturant son couteau.
– Vas-y, soupire Jeanne.
– Je sais que tu ne t’en es pas rendue compte, mais ça fait deux ans que je suis amoureux de toi.
– Et ça justifie que tu me traques comme ça ?
– Je suis désolé si c’est l’impression que ça te donne. Je ne voyais plus d’autre solution. Tu n’as jamais rien remarqué, n’est-ce pas ? ajoute-t-il doucement.
– Non, répond froidement Jeanne en portant à ses lèvres le verre de vin entre temps rempli par la serveuse.
– Quand tu nous as raconté que tu t’étais inscrite à cette agence, j’ai pensé que c’était ma dernière chance, avoue-t-il en se penchant légèrement vers elle.
Il l’enveloppe du regard tandis qu’elle s’efforce de rester imperméable à la caresse de ses yeux.
– Je trouve ta démarche déplacée, limite une trahison, assène-t-elle.
La serveuse apporte les antipasti, faisant brièvement redescendre la tension de la conversation.

– Et le test ? Tu l’as vraiment fait ? demande Jeanne en dégustant une nouvelle gorgée de chianti.
– Lequel ? Le test de personnalité ou le test de compatibilité génétique ? J’ai fait les deux, je ferais tout pour toi, rajoute-il dans un demi-sourire, dessinant des fossettes qu’elle remarque pour la première fois.

L’entrée terminée, Jeanne s’éclipse aux toilettes pour faire le point. Elle va m’entendre Manon demain ! Je ne la paye pas 5000 euros pour qu’elle me présente le frère de ma meilleure amie ! Bon, je reste jusqu’à la fin du dîner, mais hors de question de donner suite à cette mascarade.

De retour à table, Jeanne trouve deux feuillets imprimés à la place de leurs assiettes.
– Le questionnaire d’Arthur Aron ? bredouille-t-elle en s’asseyant.
– Oui, ça fait aussi partie de ta liste d’exigences, non ? demande Marc avec taquinerie.
– Oui, enfin non, pas pour…
– Je sais, seulement pour la seconde rencontre. Mais comme il est peu probable que tu m’accordes un autre rendez-vous…
Il avance sa main vers la sienne.
– S’il te plaît, fais ce test avec moi. Si tu ne tombes pas amoureuse à l’issue des 36 questions, je te promets d’accepter mon infortune et de plus jamais t’embêter avec ça.
La serveuse apporte les tagliatelles, suspendant à nouveau leur échange.
– Je ne sais pas, peut-être, bafouille Jeanne.

La deuxième bouteille de vin ouverte, ils commencent à égrener les questions à tour de rôle. Jeanne se prête d’abord de mauvaise grâce à l’exercice, agacée par le ridicule de certaines questions, comme donner sa définition d’une journée parfaite. Elle se crispe lorsqu’il lui est demandé de juger sa relation avec sa mère. Marc, quant à lui, semble ouvrir son cœur totalement et répondre sincèrement à chaque fois. Elle ne peut s’empêcher de sourire lorsqu’il raconte un moment embarrassant de sa vie, d’être troublée lorsqu’il relate la fois où il a pleuré devant quelqu’un. Elle regrette aussitôt la spontanéité de sa propre réponse sur la qualité qu’elle apprécie chez lui : « ton audace ».
Puis vient la phase finale du test, où ils doivent se regarder dans les yeux pendant quatre minutes. Quatre longues minutes durant lesquelles les dernières digues intérieures de Jeanne se fissurent et cèdent, à son corps défendant, sous les coups du flot tumultueux et inarrêtable des sentiments.