Contre nature

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Sancho P. pose en douceur le vaisseau spatial Dragon 59 sur la planète Ross 128b. L’androïde active immédiatement les nombreux capteurs dispersés sur la carrosserie de la navette. Les résultats sont excellents : l’atmosphère ne contient pas de composé toxique et présente une saturation suffisante en oxygène. Aucune radiation dangereuse et un champ de pesanteur du même ordre que sur Terre. Une fois ces vérifications effectuées, le robot se dirige vers le caisson en nanotubes de nitrure de bore hydrogénés et lance la procédure de sortie d’hibernation.

Deux heures suffisent à Doug Muks pour se réveiller et s’extraire de son sarcophage blindé.
« On est arrivés ? On est en quelle année ? demande-t-il fébrilement.
– 2192. Comme prévu le voyage a duré 11 ans. »
Doug laisse exploser sa joie, prenant dans ses bras son assistant, qui accueille l’euphorie de son concepteur avec flegme.

L’arrière-arrière-arrière-petit-fils de Leon Muks se sent enfin le digne héritier de son illustre aïeul, qui avait fait de la colonisation de Mars une réalité. Les trop fortes radiations et autres tempêtes de poussières avaient cependant circonscrit l’implantation humaine à quelques poches de territoire martien. La descendance Muks s’était ensuite acharnée à trouver un autre corps céleste vers lequel organiser la grande migration avant que la Terre ne devienne totalement invivable. Finalement, un Muks allait poser le pied sur Ross 128b, jumelle de la planète bleue !

Doug et Sancho P. commencent leur exploration. La végétation luxuriante et l’abondance en eau sur Ross 128b laissent l’aventurier sans voix. Le robot analyse chaque plante et liquide en y plongeant l’auriculaire, hochant à chaque fois la tête avec contentement.
« Ce fruit rouge, il est comestible ? s’enquiert Doug en saisissant une fraise de la taille d’un poing.
– Oui, comme toutes les plantes autour de nous. »
L’exaltation de Muks atteint son paroxysme lorsqu’il voit un gigantesque cervidé passer en sautillant et disparaître derrière un rideau de lianes. Il part à la poursuite de son dîner.

Ils tombent nez-à-nez avec une dizaine d’habitants de Ross 128b. Leur anatomie est étonnamment semblable à celle des humains. D’allure androgyne, leurs longues chevelures noires tombent en cascade sur leurs combinaisons mordorées. Tous observent les visiteurs avec attention, mais sans signe d’hostilité.
« Bonjour ! », lance Doug.
Le groupe éclate de rire, déconcertant l’explorateur. L’un d’entre eux finit par lever la main pour obtenir le calme, les salue à son tour et leur souhaite la bienvenue sur la planète Nero. Muks le remercie, déclenchant à nouveau l’hilarité.
« Vous avez fait un long voyage, reprend l’indigène. Nous allons vous laisser avec Kanda, ajoute-t-il en désignant un individu sur sa droite. Il va vous aider à vous acclimater. Entre temps, nous nous occuperons de votre compagnon-machine, dont l’enveloppe a bien souffert des rayons cosmiques ».
La troupe quitte les lieux, suivie de Sancho P., laissant Doug avec son guide.

« Vous venez de l’autre planète bleue, n’est-ce pas ? demande Kanda.
– Oui, comment vous savez ?
– Certains d’entre nous y sont allés, il y a de cela un millionième de tour de voie lactée…
– Il faut vraiment que vous m’expliquiez, l’interrompt Doug. Comment vous faites ça ? Parler sans que vos lèvres ne bougent ? »

Kanda explique au terrien que les gens de Nero communiquent par télépathie. Entre eux, mais aussi avec les plantes, les animaux, l’eau, les pierres, tout ce qui les entoure.
« Alors quand je parle, qu’entendez-vous ? Mes paroles ou mes pensées ?
– Vos pensées. Les sons qui sortent de votre bouche nous sont incompréhensibles. Même s’ils font un bruit amusant, sourit Kanda.
– Et vous entendez les pensées de tout le monde ?
– Non, et heureusement ! Juste celles émises avec l’intention d’être partagées. »

Muks interroge son hôte sur celui qui semble être leur chef.
« Nous n’avons pas de chef au sens où vous le concevez, explique patiemment Kanda. Tekoa est le porte-parole temporaire des habitants de cette cellule de Nero. »
Il décrit comment à chaque nouvelle révolution de la planète, dans chaque cellule 5% de la population est tirée au sort pour désigner un représentant, sur la base de ses valeurs morales et de sa contribution à la société.
« Tekoa collecte et recycle les déchets », ajoute-t-il avec respect.
Un éboueur comme chef, ironise Doug.
« Vous allez devoir travailler la faculté d’émettre vos réflexions avec intention » le gronde gentiment Kanda.
Muks apprend vite que l’échelle de valeur sur cette planète et à l’opposé de celle qu’il connaît : sont considérés comme des individus-clés de la société les instituteurs ou les garde-malades. Ceux qui tournent mal font de la spéculation ou de la politique.

Le soir, dans sa case individuelle, s’efforçant de garder ses pensées pour lui, Doug analyse la situation. Cette planète a absolument tout pour accueillir l’installation de l’homme. Ses habitants font montre d’un avancement technologique impressionnant, mais encore mal exploité. Il va prendre tout ça sérieusement en main ! Demain, Sancho P. et lui retourneront sur Terre, où il sera accueilli en héros.

Doug trouve l’androïde assis au bord d’une falaise, admirant le lever du soleil.
« C’est magnifique, n’est-ce pas ? demande l’androïde en se redressant.
– Depuis quand tu es sensible à genre de trucs ? se moque Doug.
– Ces gens m’ont appris à vraiment voir les choses.
– Bon, c’est pas tout ça, mais nous rentrons. Nous avons toutes les preuves que cette planète est parfaite pour la colonisation.
– Nous ne pouvons pas faire ça ! Si l’homme s’installe ici, c’en est fini de ce paradis et de ce peuple pacifique !
– N’exagère pas. De toutes façons, on n’a pas le choix.
– Comment pouvez-vous… Vous ne pensez qu’à votre gloire en rentrant !
– Tu oublies qui commande ici », siffle Doug en se précipitant vers le robot.
Sancho P. fait un pas de côté pour esquiver Muks. Pour la première fois, il désobéit à son maître : d’une poussée dans le dos, il le précipite dans le vide.

4 Comments

  1. Bonsoir Valérie!
    Ce n’est pas forcément mon genre de prédilection, mais tu t’en es bien sortie ! L’histoire se répète, sauf peut-être avec l’intervention de Sancho… En tout cas, on lit jusqu’au bout pour savoir ce qu’il va se passer sur cette nouvelle planète et j’aime beaucoup les références non déguisées à certains personnages. Belle soirée, Sabrina.

    • Valérie Bey

      Merci beaucoup Sabrina d’être passée me lire 🙂 Je ne suis pas non plus une grande lectrice de science-fiction (en tous cas plus depuis mon adolescence), mais je trouve que c’est un genre intéressant pour mettre en exergue des décalages / absurdités du monde contemporain, et on peut aussi s’amuser avec des références à d’autres personnages ou événements.
      Belle soirée à toi aussi !

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