Une révolution agricole tardive

Source photo : Stockvault.net

Hakim prend place comme tous les matins depuis un mois dans la salle d’attente attenante au bureau de l’oligarque Zaid Trabelsi. Dans la pièce s’agglutinent des dizaines de personnes, chacune avec une requête à soumettre au magnat de l’or noir. Zaid choisit chaque jour un postulant au hasard et fait renvoyer les autres. Nul ne connaît à Sousse les motivations de sa générosité, mais tous savent qu’elle peut être sans borne.

Cela fait vingt-cinq ans que Hakim travaille dans l’humanitaire. Il s’est frotté aux terrains les plus brûlants, telle la Scandinavie pendant la guerre civile des années 2000, ou la Batavie lors des inondations catastrophiques de 2016. Chaque nouvelle famine en Europe le voit sauter dans un avion et œuvrer à la survie des populations affectées. Mais il en a assez de poser des pansements sur des jambes cassées. Son ambition est de finalement mettre un terme à la faim dans le Nord. Il a pour cela conçu un audacieux projet de développement agricole, qu’il rêve de piloter en France. Ne lui manquent que les financements.

Ce matin-là, le cœur de Hakim fait un bond dans sa poitrine lorsque Zaid le pointe du doigt à son arrivée. Il est l’heureux élu du jour !
« Je suis très occupé, tu as cinq minutes pour exposer ta demande, lance l’homme d’affaires.
– Comme vous le savez, la France est prise depuis des décennies dans le cercle infernal de l’insécurité alimentaire, causant des milliers de morts tous les ans. J’ai la solution à ce problème, une véritable révolution technologique que je souhaite introduire là-bas.
– Si les français faisaient moins d’enfants, ça ferait déjà moins de bouches à nourrir ! soupire Trabelsi. C’est quoi les statistiques ? Douze enfants par femme, en moyenne ? »
Le milliardaire continue d’énumérer tous les maux qui selon lui gangrènent les pays européens. Leurs peuples sont paresseux et arriérés : pour preuve, ils pratiquent une agriculture de subsistance aux moyens archaïques, et se tournent les pouces un tiers de l’année.
« Mais ils n’ont pas la même chance que nous, réplique Hakim. Ils n’ont pas nos sols secs et sablonneux, qui dès la Rome antique ont fait de notre région le grenier à blé du monde. Ils ne bénéficient pas de notre climat clément et ne peuvent rien cultiver pendant la saison froide.
– S’il n’y avait que cela… Leurs dirigeants sont corrompus et irresponsables. Au lieu d’envoyer leurs enfants à l’école, ils les font travailler dans les champs. Sans parler de tous ces inconscients qui s’embarquent dans des esquifs de fortune pour rejoindre nos côtes et périssent par milliers en Méditerranée. Tu veux leur apporter une révolution technologique, encore faudrait-il qu’ils soient en mesure de ne pas tout gâcher. »
Zaid renvoie son interlocuteur d’un geste de la main, signifiant le rejet de sa requête.

Les jours suivants, Hakim s’installe chaque matin dans la salle d’attente de l’immeuble Trabelsi, tandis que Zaid l’ignore ostensiblement. La persévérance du travailleur humanitaire paye au bout de deux semaines, lorsque l’oligarque le convoque de nouveau dans son bureau.

« Vous avez raison, concède Hakim, bien des décisions prises par les français sont délétères, mais c’est tristement logique ! Savez-vous ce qu’un psychologue de l’université de Bagdad qui a étudié les paysans du nord de la Germanie a découvert ? Leur quotient intellectuel est inférieur de 14 points avant la récolte comparé à après ! Les pauvres ne font pas les mauvais choix parce qu’ils sont stupides, mais parce qu’ils sont pris dans un mode de survie qui sabote leurs facultés cognitives.
– Admettons… Quelle solution proposes-tu, alors ? »
Hakim expose comment il compte aider les fermiers français à améliorer leurs pratiques agricoles :
« Il y a cet outil révolutionnaire que nous pouvons introduire, annonce-t-il en sortant des croquis de sa sacoche. Il est déjà utilisé depuis des siècles en Chine mais n’a jamais diffusé jusqu’en Europe. Cela s’appelle une charrue. »
Il explique comment la charrue améliore le drainage des sols lourds et humides, et que son usage devrait permettre d’augmenter le rendement des cultures de 30 pour cent.
Zaid observe attentivement les esquisses posées devant lui.
« Mais il faut huit bœufs pour tirer cette… charrue ? Un fermier qui a autant de bétail n’a certainement pas besoin d’assistance, réplique l’entrepreneur. Tes cinq minutes sont écoulées, et tu ne m’as toujours pas convaincu », conclut-il en congédiant Hakim.

Les jours suivants, Zaid trouve immanquablement l’humanitaire assis dans la salle d’attente. Il le fait mariner deux bonnes semaines de plus, que Hakim met à profit pour affûter ses arguments.

« J’ai conscience de ne pas avoir été très clair au cours de notre entretien précédent, reconnaît-il lors de sa troisième entrevue avec Trabelsi. Nous n’allons bien sûr aider que les petits paysans, qui ne possèdent en général qu’un ou deux bœufs. »
Hakim révèle que la révolution technologique s’accompagnera d’une révolution sociétale : plusieurs fermiers devront mutualiser la charrue et les animaux, transformant leurs pratiques agricoles individuelles en pratiques communautaires. Ils devront travailler ensemble, formant des petits groupes de production.
« Tu penses vraiment pouvoir faire évoluer la mentalité des français ? s’exclame Zaid.
– Le progrès leur demandera des efforts considérables, mais avec le bon accompagnement, c’est possible. Nous aurons pour cela une sociologue dans l’équipe du projet. »
Hakim décrit par le menu les méthodes participatives qui seront déployées pour assurer le succès de l’intervention. Il compte même faire venir des paysans chinois en France pour favoriser le transfert de technologie et l’apprentissage.

« Tu as visiblement pensé à tout, reconnaît Zaid. Mais dis-moi pourquoi devrais-je MOI financer ce projet ?
– Parce qu’éradiquer la faim dans le Nord vous fera entrer dans l’histoire. »
Hakim craint un instant d’avoir poussé la flatterie trop loin. C’est donc avec soulagement qu’il saisit la main tendue par Zaid, scellant leur collaboration.


Commentaire explicatif :

Pour cette consigne, il s’agissait de rédiger une nouvelle en utilisant le procédé de l’uchronie, c’est-à-dire un récit où l’Histoire est réécrite à partir de la modification d’un fait du passé. Le roman « La Part de l’autre » de Éric-Emmanuel Schmitt est un exemple d’une telle fiction, où l’auteur imagine ce qu’il se serait passé si Adolf Hitler avait réussi son entrée à l’École des Beaux-Arts de Vienne. Dans la phase de documentation pour écrire cette nouvelle, j’ai découvert qu’avant l’invention de la charrue l’agriculture du nord de l’Europe était beaucoup plus pauvre et celle du Sud florissante. Avec la charrue, c’est le Nord qui prend le dessus. Mettre en scène une inversion Nord-Sud, et un retournement des préjugés et des attitudes, a été un exercice très intéressant.

2 Comments

  1. Frédéric Pecharman

    Intéressant cette approche.
    Tu aurais pu aussi mettre en scène un humanitaire du “Sud” qui vient au secours de la pauvreté des relations familiales et sociales du “”Nord” ! Et cela aurait été à peine une fiction !
    Ok désolé, je m’emballe un peu pour un samedi matin ! 😀

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