Apparences trompeuses

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Jade scrolle nonchalamment sur son téléphone portable, passant en revue les messages postés sur le mur Facebook d’une fille de sa classe.
– Il y en a qui se sont encore lâchées sur le profil de cette p**e de Chloé, pouffe l’adolescente de 16 ans.
Assis en face d’elle, Yanis, son meilleur ami, garde le silence.
– Sérieux, quelle sal**e ! insiste Jade.
– C’est ce que tout le monde raconte, mais qu’est-ce qu’on en sait ? objecte Yanis.
– Attends, même son ancien copain l’affirme. Elle a couché avec au moins dix autres mecs !
– Bonjour la preuve, venant d’un ex qui n’a pas supporté de se faire larguer…
– Moi je dis, il n’y a pas de fumée sans feu ! Et puis si c’est faux, pourquoi elle ne se défend pas un peu plus ? réplique Jade crânement.
– Pas facile de riposter quand on est attaquée par une horde de meufs dont l’avis est déjà fait. Vous, les nanas, vous croyez ce qui vous arrange, et vous ne faites pas de cadeaux.
– N’importe quoi ! proteste Jade.
– Ah oui ? Alors, écoute cette histoire qui est arrivée dans mon collège, il y a deux ans. Ensuite tu jugeras si j’ai raison ou pas.

*****************

C’était un lundi matin, entre deux cours. Au milieu du couloir, cinq filles encerclaient Manon, une élève de 3e4. Je n’entendais pas ce qu’elles disaient, mais ça n’avait pas l’air d’être une discussion amicale. Manon finit par s’enfuir en courant, sous les rires des autres. Je la retrouvai peu après dans une salle vide, en train de pleurer.
Ca va ? je demandai.
Laisse-moi tranquille ! répondit-elle en séchant rapidement ses larmes.
J’insistai :
Qu’est-ce qu’elles t’ont dit les autres ?
C’est ça, fais comme si tu ne savais pas ! lança-t-elle rageusement.
Il me fallut un moment pour la convaincre que je n’étais au courant de rien. Tout à coup, elle éclata en sanglot, et hoqueta pendant cinq bonnes minutes sans pouvoir s’arrêter. Puis elle avoua ce qui la mettait dans cet état : depuis la veille, des photos d’elle dénudée circulaient parmi les élèves de sa classe. Des nudes qu’elle avait envoyés par Snapchat à Lucas, un mec dont elle était follement amoureuse. Mais il les avait enregistrés, et maintenant il les partageait avec d’autres collégiens. Il se vantait aussi d’avoir fait tout un tas de choses avec elle.
Aujourd’hui, plein de garçons me regardent d’un drôle d’air. Et les autres filles me traitent de tous les noms. Quand elles m’adressent la parole, c’est pour m’insulter, renifla-t-elle.
Ses yeux s’agrandirent soudain :
Mais il y a pire… Lucas a dit qu’il allait les répandre dans tout le bahut. Tout le monde va me rejeter, plus personne ne voudra jamais me parler. Et mes parents vont me tuer quand ils vont apprendre ça ! gémit-elle.

Ce n’était pas le moment de lui faire la morale, mais je demandai à Manon pourquoi elle avait transmis de telles images à un type comme Lucas, qui n’était pas un enfant de cœur.
Tu ne peux pas comprendre. J’étais trop in love, soupira-t-elle.
Et Lucas le savait. Il en avait donc profité, l’amadouant puis jouant du chantage pour la persuader de lui envoyer des nudes : « ça disparaît tout de suite sur Snapchat », « si tu m’aimais vraiment, tu le ferais ». Quelques clics pour preuve d’a
mour, qui risquaient maintenant de ruiner le reste de la scolarité de Manon.
Tu n’as qu’à dire que c’est quelqu’un d’autre sur les photos. Qu’est-ce qui prouve que c’est toi ? m’aventurai-je.
On voit bien ma tête, se lamenta-t-elle.
Et alors ? Les fake, ça existe, répliquai-je.
Elle objecta :
Personne ne me croira ! En plus de passer pour une traînée, je vais aussi me faire traiter de menteuse.
Pas si sûr.

Je proposai à Manon de l’aider. J’avais une idée pour sauver la réputation de cette fille, dont la seule faute avait été de faire confiance à un sale type. Comme tu le sais, je maîtrise assez bien Photoshop ; je passais donc deux heures à bricoler sur mon ordinateur après les cours. Puis j’envoyai à Manon quelques montages de mon cru.
Il ne te reste plus qu’à faire tourner ça, l’encourageai-je au téléphone.
Tu crois vraiment que ça va marcher ? demanda-t-elle, en proie au doute.
Bien sûr ! Mais tu dois agir vite, avant que cette histoire ne prenne des proportions énormes, insistai-je.

Elle envoya les photos à l’ensemble de sa classe, avec comme simple explication : « Moi aussi j’ai des dossiers sur Lucas ». J’étais avec un groupe de garçons de 3e4 quand ils les reçurent le lendemain. Le cliché où il se curait le nez jusqu’à la deuxième phalange les fit bien se marrer. Celui qui eut le plus de succès le montrait complètement nu, de face, avec une virilité de la taille de celle d’un nourrisson.

Lucas était furieux, bien sûr. Il ne manqua pas de répliquer sur Facebook que les images qui circulaient sur lui étaient des fausses. J’en profitais pour semer le doute en commentant sa publication : « Tu m’as l’air d’être expert en Photoshop… J’imagine que les photos que tu as diffusées de Manon à poil sont donc aussi des fake ? Comme quoi, il ne faut pas toujours se fier aux apparences ».
Interrogée par les autres filles, Manon confirma que les clichés d’elle partagés par Lucas étaient trafiqués. Toutes ne la crurent pas, mais la plupart oui. Les deux séries de photos semblant véridiques, plus personne n’était capable de dire lesquelles étaient des
vraies ou des montages. Mais tous s’accordaient sur le fait que Lucas était un mec peu fréquentable, et la réputation de Manon ne fut pas totalement ruinée.

*****************

– Tu vois, les choses ne sont pas toujours aussi simples qu’il n’y paraît, déclare Yanis.
Il marque une courte pause.
– Toutes les rumeurs ne sont pas fondées. Et je suis sûr que toutes les meufs ont à un moment ou un autre envoyé une photo qu’elles n’aimeraient pas voir circuler.
Jade rougit imperceptiblement.
– Certainement pas moi !
– On peut tous commettre une erreur. En tous cas, maintenant tu sais vers qui te tourner si jamais tu te retrouves dans ce genre de situation, conclut Yanis avec un clin d’œil.


Commentaire explicatif :

Pour cette consigne, je devais adapter pour un public plus jeune une nouvelle de Guy de Maupassant : Une ruse. L’histoire originale contient de nombreux tabous (la mort, l’adultère, le mensonge), ainsi qu’une proposition indécente de la part d’un personnage pour rendre service à une jeune femme. La transposition du texte a donc demandé un savant procédé de décorticage de l’intrigue et de ses éléments, afin de la rendre pertinente et acceptable pour des lecteurs adolescents.

7 Comments

  1. C’est sûr que notre époque fourmille de nombreuses possibilités qui peuvent faire froid dans le dos pour les jeunes et les moins jeunes. Cela faisait longtemps que je n’étais pas venue ici, ravie de l’avoir fait ! Belle soirée à toi, Sabrina ex ELS !

    • Valérie Bey

      Merci Sabrina ! Toutes les époques ont leurs « dangers ». Même si au final je me dis parfois : heureusement que mon adolescence s’est déroulée avant l’éclosion d’internet et de tous les réseaux sociaux. Il faut que je retourne faire un tour sur ton blooooog (le temps est une denrée rare ces jours-ci). Belle soirée à toi.

  2. Monique BEY

    Cette histoire montre que l’on peut inverser les rôles lors d’une rumeur avec un bon soutien et beaucoup de courage. Du baume au cœur pour les personnes touchées. Belle description où les ressentis sont très bien exprimés.

  3. Mijo (Marie-Josée)

    Bravo encore une fois pour ce thème d’actualité chez les adolescents. Je côtoie une famille dans laquelle la jeune fille de 15 ans vient de subir le même drame ce qui a entraîné un autre désastre…l’anorexie.

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