La mort sur le chemin

Source photo : enenvor.fr

Un violent frisson saisit Maël et parcourut son échine, tandis que les poils de sa nuque se hérissèrent. Son cœur tambourinait dans sa poitrine et sa respiration se suspendit un court instant. Non, ça ne peut pas être lui. Pas ici, pas maintenant. Pourtant, il n’y a pas si longtemps, bien des choses étaient inimaginables.

Son ami d’enfance, Gwendal, était mort deux jours plus tôt dans son fournil, foudroyé par une crise cardiaque à même pas 40 ans. Les sanglots de sa femme avaient longtemps résonné dans les oreilles de Maël après qu’elle lui eut appris la nouvelle au téléphone. Il avait quitté Paris le jour même pour rentrer à Huelgoat, s’installant dans la maison de ses parents qui étaient encore en vacances sur la côte basque.

L’enterrement avait été extrêmement éprouvant pour Maël. Après la mise en terre, il était retourné dans la demeure familiale, abasourdi par ce brusque décès qui le confrontait à sa propre mortalité. Il avait tourné en rond un moment, puis s’était décidé à sortir marcher.
La vieille bâtisse étant en bordure de la commune, il ne lui fallut que quelques minutes pour se retrouver en pleine nature. L’été était particulièrement sec cette année-là ; les arbres jaunissant se délestaient de leurs feuilles avant l’heure. Un orage de fin d’après-midi grondait au loin, mais Maël l’ignora et continua sa progression vers la forêt. Les yeux fixés sur le chemin rocailleux, il laissait libre cours au flot chaotique de ses pensées et émotions.

Un grincement le tira de ses ruminations. Il leva la tête et vit un cheval tirant une charrette sur le sentier, un homme marchant à côté. Ils avançaient dans sa direction et le crissement des essieux gonflait à mesure qu’ils approchaient. Maël grimaça, se demandant comment le propriétaire de cet attelage pouvait supporter un tel vacarme. C’était un homme assez grand, aux longs cheveux blancs, qui flottait dans d’amples vêtements grisâtres. Il semblait avancer avec peine, les épaules voûtées et la tête baissée. Lorsqu’il fut à sa hauteur, Maël se rangea sur le bas-côté pour le laisser passer et le salua. L’homme tourna son visage émacié vers lui, le fixa d’un regard terne et lui répondit. Mais Maël ne saisit pas ses mots couverts par les frottements assourdissants de l’équipage. Une violente rafale de vent souffla au même instant, faisant danser le chapeau à large bord qui pendait dans le dos du passant.

Un courant d’air glacial s’engouffra sous la chemise de Maël, qui fut pétrifié sur place tandis que remontait le souvenir d’histoires contées par sa grand-mère au coin du feu. Une main invisible ouvrit en grand la vanne de ses terreurs intimes et il fut submergé de pensées contradictoires.
C’est lui ! Il n’osait pas encore formuler son nom.
   Non, il n’existe pas.
Qui d’autre tirerait une telle charrette grinçante ?
   L’Ankou ne frappe pas le jour.
Le ciel s’obscurcit et un groupe de corbeaux s’envola en croassant. En es-tu sûr ?
   Il ne lui ressemble pas.
Un peu quand même.
   Où est sa faux ?
Ne serait-ce pas une lame métallique qui brille dans son char ?

Le cœur battant la chamade et le souffle court, Maël tenta de se raisonner une dernière fois. Mais la graine du doute était plantée ; il lui fallait en avoir le cœur net. Il se mit à suivre l’attelage, qui était déjà 200 mètres plus loin. D’abord rapide, son pas se transforma vite en course. Arrivé derrière l’homme, il l’interpella :
– Dites-moi, monsieur…
Mais l’autre ne broncha pas et poursuivit sur sa lancée, son pas calé sur celui du cheval et la carriole hurlante.
– Hé, ho, je vous parle ! Je voulais vous demander…
Peine perdue, le messager de la mort continuait d’avancer. Une colère sourde, nourrie par la peur, enflait en Maël. Il ne voulait pas mourir, pas déjà.
– Pour la dernière fois, arrêtez-vous !
L’Ankou ne ralentit même pas.
– On peut peut-être s’arranger, supplia Maël alors que ses yeux se remplissaient de larmes. Vous venez de prendre mon ami, ça ne vous suffit pas ?

Exaspéré par le silence buté de son interlocuteur, Maël fit un bond vers lui et lui asséna un coup de poing sur l’épaule. L’Ankou stoppa enfin sa progression et se retourna.
– Qu’est-ce que vous voulez ? Votre prix sera le mien, tenta de négocier Maël.
– Te coi fou palais.
Maël resta interloqué. Le passeur d’âmes le toisait de ses yeux gris insondables, les lèvres pincées. Devant l’absence de réaction de Maël, il soupira, tourna le dos et reprit sa marche sans mot dire. Le crissement des roues se remit à vriller l’air.
S’en fut trop pour Maël, qui se saisit d’une grosse pierre sur le bord du chemin. Avant même de réaliser ce qu’il était en train de faire, il l’abattit de toutes ses forces à l’arrière du crâne de l’Ankou. Ce dernier s’écroula aussitôt, tandis que le cheval et sa charrette du diable continuèrent d’avancer. Hors de lui, Maël continua de frapper l’homme à terre, abattant encore et encore le caillou aux angles acérés.
– Je ne veux pas crever ! Je ne vais pas crever ! hurlait-il entre chaque coup.

Maël finit par s’affaler sur le bas-côté, haletant et ruisselant de sueur. L’Ankou ne bougeait plus. La stupeur fit place à un sentiment de surpuissance. J’ai vaincu la mort ! J’ai tué la mort ! Je suis invincible ! La griserie fut vite suivie par l’angoisse. Je ne dois pas être vu près du corps. Maël se mit à courir pour rentrer chez lui. Il ne ralentit pas lorsqu’il dépassa la charrette grinçante toujours en mouvement.

Arrivé aux premières maisons, les oreilles encore bourdonnantes sous l’effet de l’adrénaline, Maël s’efforça de reprendre une contenance normale. Les volets des voisins s’ouvrirent au moment où il passa devant chez eux.
– Bonjour, lui dit une femme qu’il voyait pour la première fois. Je suis la nouvelle voisine.
Elle parlait d’une manière anormalement forte. Notant son air hagard, elle ajouta :
– Je suis sourde, mais si vous parlez je peux lire sur vos lèvres.
– Bonjour, balbutia Maël.
Elle lui sourit :
– Mon mari est parti installer des ruches à l’orée du bois, vous viendrez prendre l’apéritif lorsqu’il sera revenu.

4 Comments

  1. MONIQUE BEY

    Alors là !!! Bravo Valérie pour la façon de nous embarquer dans cette aventure tragique mais qui laisse bien pensif une fois que l’on arrive à la fin de l’histoire.

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